Dans la chronique précédente, je terminais mon texte en vous racontant comme il peut être difficile de faire face aux préjugés d’être camelot. Surtout quand on tombe en amour…

Un jour, sur mon spot de vente, une dame assise côté passager dans une auto stationnée tout près m’a interpellé. « Je ne vous achète jamais le journal, mais ça fait des années que je vous vois parler à tout l’monde, même à ceux qui ne sont pas vos clients. On dirait que vous êtes leur psy. » Je lui ai répondu : « Ça fait tellement longtemps que je suis dans le quartier que tout l’monde me connaît. Eux aussi passent des moments difficiles et se confient à moi. Que ce soit sur la mort de leur conjointe, d’un ami proche, la décision ou la nécessité d’aller en résidence ou en CHSLD, de déménager parce qu’ils n’ont plus les moyens de se payer un toit. Ou encore, d’abandonner leur auto parce qu’ils n’ont plus les mêmes réflexes rendus à un certain âge. Ici, beaucoup de personnes âgées se retrouvent seules et leur réseau d’amis est restreint. Ils se confient donc à moi. »

Après m’avoir écouté, cette jolie dame m’a tendu un billet de cinq piastres. « Je vous prends un journal ! Gardez la monnaie ! » Son mari est arrivé, ils sont partis, et elle m’a salué avant de partir au loin. Hum, dommage… (rires).

Le petit cupidon

À cette même époque, je croisais régulièrement une éducatrice de la petite enfance qui m’offrait toujours un sandwich, sans jamais m’acheter le magazine. Quand elle terminait son travail, lorsqu’elle rentrait, nous échangions sur toutes sortes de sujets. Je marchais avec. Après un coin de rue, elle me disait : « On doit se quitter, je ne veux pas que tu saches où j’habite. » Un peu plus tard, me connaissant un peu plus, elle m’a demandé : « Es-tu capable de poser ça, un plafonnier ? J’ai peur de jouer avec ça, l’électricité. » Bien sûr que je sais comment ! « Tu pourrais souper avec moi et mon fils en même temps. »

En marchant vers chez elle, à un moment donné, je me suis retourné, je l’ai regardée dans les yeux et je l’ai embrassée avec beaucoup de courage. Elle est devenue rouge comme une pomme. Nous avons continué jusque chez elle, tout près. En entrant, elle m’a donné une boîte avec une paire de pinces, un tournevis et du ruban électrique. Assez bien équipée pour une femme qui n’aime pas ça, l’électricité. Après souper, elle m’a demandé si je savais peindre. Bien sûr que je sais comment ! « Tu pourrais t’attaquer à la salle de bain, elle est due. »

Elle m’a remis un petit montant après. Elle était satisfaite de mon travail. Les jours ont passé, on continuait de se voir souvent. On passait du bon temps dans le parc près de chez elle. On jasait de tout et de rien. C’était ma blonde.

Mon baptême de l’air

À ce moment, je devais déménager du centre-ville et je cherchais un appartement à Côte-des-Neiges ; moins loin pour travailler et donc moins de déplacements. Une fois l’appartement trouvé, elle est venue le visiter avec moi, je l’ai pris. Le lendemain, elle m’a annoncé que la directrice du CPE avait besoin d’un homme à tout faire. J’ai accepté. C’était bien payé. Ça ne m’a pas empêché de continuer de vendre mon journal, car les travaux s’effectuaient en soirée et les fins de semaine.

L’hiver est arrivé. La directrice m’a demandé si je voulais prendre le contrat pour déneiger les espaces extérieurs. On était mi-novembre. Elle m’a offert 800 $ pour la saison. Un 400 $ immédiat et 400 $ une fois le travail complété, au printemps. Mais, un heureux problème s’est présenté : ma nouvelle blonde voulait m’amener faire mon baptême de l’air, hors du Canada, à Cuba. Mi-novembre, j’avais peur qu’il neige pendant que nous serions partis. La patronne m’a rassuré : « Les employés te remplaceront pendant ton absence, pas de stress et bon voyage ! »

L’année d’après, j’ai pris l’avion pour une deuxième fois. Cette fois-ci, nous sommes partis dans le pays d’origine de ma blonde voir sa famille, au Chili. Le Chili est un très beau pays. J’ai adoré Valparaiso, la plus belle place dont je me souvienne.

Carte-repas solidaire

Le travail que je fais

Après des mois, il s’est mis à y avoir des petites contraintes. Elle n’aimait pas mon travail de camelot. Elle voulait que je trouve une vraie job, comme tout l’monde. À 60 ans, même si je touche à tout et que je suis débrouillard, ce n’est pas évident de se trouver un travail sans aucune carte de compétence. Je gagnais tout de même très bien ma vie avec les ventes, les jobines, les conférences que je faisais sur l’itinérance auprès de l’Institut national d’expérience en santé mentale et services sociaux (INESS), comme camelot de L’Itinéraire.

Je croyais d’ailleurs (et j’y crois encore) fermement à la mission de L’Itinéraire. Il était impossible de lâcher ma job de camelot. Nous avons donc mis un terme à notre relation. Dans le respect, nous nous croisons encore. On se salue, on jase parfois, mais sans plus.

Ces gens que j’apprécie

Comme camelot, je rencontre des gens exceptionnels. Un jour, c’est Tipny, une Cambodgienne, que je serre dans mes bras quand je la vois. On s’adore. Elle m’a invité à souper. Elle travaille pour le gouvernement fédéral. Un autre jour, c’est Dominique, une prof d’université avec deux beaux enfants. Toujours de grande classe avec moi. Il y a aussi Dominique, médecin de l’hôpital Sainte-Justine qui me donne de bons conseils sur ma santé, qui me préoccupe parfois. Annie, qui me donnait des aiguilles de pin pour infuser. Ça aide contre le cancer, ç’a l’air. Hajar, une Marocaine, caissière de mon dépanneur. Tellement aimable. Il y en a tant d’autres, impossible de toutes les énumérer ici. Je suis quand même bien accompagné, malgré mon statut social de camelot, que je me dis.

La fin de cette chronique

Depuis le 15 mai, je vous raconte des bribes de mon histoire à l’intérieur de ces pages. Les hauts, les bas, les moments moyens. Aujourd’hui, je continue mon travail de camelot fièrement. C’est sûr qu’à 72  ans, vivre seul n’est pas évident. Même si je suis bien entouré dans ma vie – fils, petits-fils, ami.e.s, client.e.s – j’ai encore espoir de rencontrer l’âme sœur. On dit que l’amour n’a pas d’âge, même si parfois je pense que les préjugés liés au statut social peuvent mettre un frein à de potentielles relations partagées.

Chapeau sur ma tête, cœur au ventre, je continue mon itinéraire, tel Harrison Ford dans Indiana Jones. À plus, hâte de vous croiser.

Vous venez de lire un article de l’édition du 1er juillet 2025.Abonnez-vous aux infolettres de L'Itinéraire