Un dimanche, début novembre 2003, des bénévoles du club de quad dont je faisais partie sommes presque à la fin d’un projet de plus d’un an. Après 15 km de sentier il nous reste un pont à construire. La structure en bois d’une longueur de 35 pieds par 12 pieds de largeur traversera une rivière et devra supporter notre dameuse. Il s’agit d’un tronçon important pour accéder aux services du village, mais les bénévoles sont fatigués et à bout de souffle. Il fait froid, la couverture de neige qui gèle et dégèle au gré du soleil rend nos tranchées et le sentier très boueux. Malheureusement, en ce dimanche, la tâche est trop colossale. Nous décidons de reporter la fin des travaux à la semaine prochaine. Le plaisir de s’investir comme bénévole n’est plus au rendez-vous.

Retour à la maison en direction de Montréal. Une heure de route déjà entamée. Le « flip » sonne, il est 18 h, il pleut. C’est le chargé de projet pour la construction du pont. Il est dans tous ces états, en panique, il crie après moi au bout du fil. Un peu normal, car je suis le président du club.

Lui : « Comment ils vont faire pour traverser ? On doit les secourir à tout prix, ils sont là, ils vont mourir. Les bénévoles sont partis, le pont n’est pas fini, ils vont tous mourir ! »
Moi : « Qui ? »
Lui : « Les habitants de l’île. »
Moi : « L’île ? »
Lui : « J’y vais, je traverse la rivière, je vais les transporter un par un, tu vas voir… »
Moi : « Attends, ne bouge pas, je suis là dans une heure. »

Vétéran, ancien militaire des Forces canadiennes avec plus de 20 années de service à son actif dans des zones de service spécial, notamment en Somalie, en 1993, notre spécialiste, chargé de projet, vivait en ce dimanche, après 10 ans, une situation difficile.

Une heure pour le rejoindre, c’est long.

J’arrive, la noirceur est bien installée, c’est brumeux, la pluie, le froid, je le cherche. Je traverse la rivière, j’entends un gars en pleurs, couché en petite boule sur un tas de boue. Voilà, l’Île. Il n’est pas près de partir, il n’a pas réussi sa mission, c’est la honte, il me demande de le limoger comme bénévole.

Moi : « Non, on va jaser, faire un feu, boire du vieux café tiède du matin. Je t’écoute. »

Ce que je savais à l’époque, c’est qu’il était un vétéran avec une longue feuille de route, c’est tout, pas plus. Ce que j’allais vivre dans les prochaines heures, en ce dimanche soir, au froid, sur son terrain de jeu, sera pour moi la différence entre comprendre et avoir vécu des épisodes d’atrocité qui sortent de la normalité. L’incompréhension, la douleur, la souffrance et surtout la résilience. Ce fut ma formation en mode accéléré sur les traumatismes liés au stress opérationnel.

Aujourd’hui, 16 ans plus tard, « I will never forget ». Voici notre hommage à ceux et celles qui ont servi et qui ont donné leur vie pour leur pays. Bonne lecture.