Hélène Magny en a vu des camps de réfugiés et des toutpetits nés entre les barbelés. Mais en 17 ans de journalisme international pour Radio-Canada, elle n’avait jamais rencontré d’enfants se cacher frénétiquement sous leur pupitre d’écolier, au son d’un avion qui passe. Encore moins au Québec.

Je pleure dans ma tête est son 9e documentaire. Il pose un regard sur l’école québécoise qui accueille des milliers d’élèves dont le passé teinte les comportements présents, et face auxquels des professeurs parfois démunis se forment pour comprendre, intervenir et aider ces enfants à se construire malgré tout.

La guerre survit aux armistices. C’est l’une des choses que retient Hélène Magny de sa carrière de journaliste à relater les dégâts causés par les conflits armés. Elle perdure et accompagne les pas des réfugiés molestés par les séquelles invisibles des violences vécues, vues et entendues, d’un chemin migratoire à un autre, jusqu’en terre d’asile.

Avant que la marmite n’explose

Le Québec est l’une de ces terres, où a été tourné Je pleure dans ma tête. « Avant ce documentaire, j’ai réalisé Choc migratoire, raconte Hélène Magny en entrevue. Il s’attarde sur l’avenir des réfugiés, sur leur intégration. Mais je ne m’étais jamais intéressée à leur passé. »

C’est à Garine Papazian-Zohrabian, spécialiste et sommité des deuils et traumatismes, notamment chez les enfants et les adolescents, que l’on doit Je pleure dans ma tête. Et à sa rencontre avec la réalisatrice qui, ce jour-là, a pris conscience de l’importance de comprendre le vécu des réfugiés pour soutenir leur (re) construction.

Garine Papazian-Zohrabian intervient dans les écoles québécoises depuis 2012. Elle y informe, sensibilise, outille des professeurs, des psychologues scolaires et intervenants psychosociaux aux raisons qui poussent des enfants, pourtant à l’abri des bombes et autres violences humaines, à se désorganiser, à s’exprimer avec virulence, à adopter des comportements agressifs. Des réactions inacceptables dans un milieu scolaire où la tolérance zéro est une politique répandue.

« Je fais souvent l’analogie de la marmite, explique l’experte. Un enfant traumatisé dans une école c’est comme un Presto. Beaucoup de choses bouillonnent à l’intérieur, et créent de la vapeur. Mais malheureusement, la manière dont les services sont proposés dans les écoles consiste à envoyer des intervenants pour refermer la marmite bien hermétiquement. Et que se passe-t-il si l’on ne laisse pas une marmite à pression échapper sa vapeur ? Elle explose. »

Une nouvelle paire de lunettes

Ce que propose et répand Mme Papazian-Zohrabian, c’est une approche qui se distancie des habitudes ; celle de la psychiatrie et du DSM-5 particulièrement. « En Amérique du Nord, chaque fois qu’un élève a des difficultés, on sort le DSM. On veut le diagnostiquer. On lui trouve une pathologie, un trouble. Ce n’est pas pour rien qu’il y a autant d’enfants surdiagnostiqués, suridentifiés au Québec, province où le taux de TDAH est le plus élevé du Canada. Peut-être même du globe terrestre. »

D’où l’importance de mettre une «nouvelle paire de lunettes», image l’experte, qui considère à la fois l’influence de l’environnement sur l’enfant, la manière dont les traumas peuvent affecter, voire arrêter, son développement affectif; ses croyances, ses valeurs, son rapport au monde, sa mentalité… ». Une approche complémentaire à celle de la psychiatrie: « Oui, c’est hormonal, c’est lié à l’adrénaline, mais séparer le corps de la psyché, c’est un vrai problème. On est un tout ».

L’école québécoise a trois grandes missions : instruire, qualifier et socialiser. Et c’est pour cette troisième que l’échec peut être cuisant si l’on ne prend pas en compte le bien-être global des enfants. « Parce qu’un jeune en mal-être n’a pas de bonne relation sociale, affirme la spécialiste. L’école devrait être un lieu de vie qui permet le développement global. Mais dans ce sens, le chemin est encore long. »

Sonner l’alerte

En 2015, le Québec connaissait une arrivée massive de populations réfugiées syriennes. C’est aussi à ce moment-là que la spécialiste, également professeure à l’Université de Montréal, a tiré la sonnette d’alarme: « On parle d’accueillir et d’intégrer des réfugiés, mais si on fait comme d’habitude, dans un an, vous allez diagnostiquer la majorité d’entre eux, a-t-elle clamé. Si on ne change pas d’approche, ils vont être marginalisés, étiquetés. On parle d’intégration, mais au fond, c’est le contraire que l’on fait ».

Diagnostiquer induit souvent une prescription, rappelle la professeure. Mais la médicamentation des jeunes est une béquille doublée d’une déresponsabilisation: « Avec l’approche psychiatrique, on met tout sur les épaules de l’enfant. C’est lui le problème. Alors tout le monde se déresponsabilise. Les écoles se déresponsabilisent, les médecins se déresponsabilisent, même les familles et le jeune lui-même. Ça devient un alibi pour ne rien faire. En faisant ça, on affecte le développement identitaire de l’enfant ».

C’est là qu’interviennent les formations et les groupes de paroles qu’offre Garine Papazian-Zohrabian, comme outils d’intervention aux professeurs des écoles, la première ligne. Ces groupes ont pour fonction d’« ouvrir la marmite de manière contrôlée », explique l’experte. Le documentaire le montre bien d’ailleurs. La vapeur s’échappe: les enfants posent des mots sur leurs émotions, expriment leurs expériences et leurs souvenirs blessants parfois oubliés, dans un environnement sécuritaire et respectueux; un élément primordial explique la formatrice. Car « si vous ne vous sentez pas en sécurité, vous ne parlerez pas de choses importantes ».

Sur le chemin de l’école

« Je pense qu’il n’y a malheureusement pas vraiment de relation », explique Hélène Magny, quand elle partage sa perception des liens qu’entretiennent les institutions éducatives avec les enfants réfugiés. « Et c’est pour ça que j’ai décidé de faire ce documentaire. »

Après sa rencontre avec Garine PapazianZohrabian, la documentariste a immédiatement frappé aux portes des écoles pour prendre le pouls des connaissances des directions au sujet de leurs jeunes réfugiés. « Dans les écoles de quartiers d’immigration où je suis entrée, les directeurs n’avaient aucune idée du parcours des jeunes qu’ils recevaient. Ils connaissaient seulement le pays et la langue d’origine. Rien sur leur vécu. Est-ce que tel jeune est arrivé à pied jusqu’au Canada? s’est fait violer en chemin? a-t-il vu des têtes arrachées ? sa sœur assassinée? Les écoles n’ont aucune idée de tout ça. »

De leur côté, les futurs adultes accordent généralement une grande importance à la scolarisation. Comme ç’a été le cas pour l’experte d’origine libanaise qui vivait à Beyrouth au moment de la guerre du Liban (1975 et 1990). Pour elle, les études sont devenues un vecteur de survie pendant que les bombes tombaient sur son pays. « Ce n’est pas pour rien que je suis devenue professeure à l’université », précise-t-elle.