C’est la première fois qu’un haut magistrat vient à L’Itinéraire. Cela est d’autant plus intéressant si on souligne que l’accès à la justice est un enjeu primordial pour les personnes marginalisées, comme nos camelots. En novembre 2019, le juge en chef de la Cour Suprême du Canada, Richard Wagner, nous a accordé une entrevue, quelques heures avant le grand banquet célébrant les dix ans d’existence de Juripop, une clinique juridique favorisant l’accès à la justice. Nous avons discuté, avec l’un des trois Québécois siégeant à la plus haute cour du pays, de l’importance de briser les tabous en santé mentale, d’itinérance, d’inégalités sociales et d’accessibilité à la justice.

En mai 2019, lorsque le juge Clément Gascon a été retrouvé, que s’est-il passé dans votre bureau ?

En discutant, nous avons pris la décision de tirer quelques bénéfices de la situation dans la mesure où l’on pouvait aider des personnes. Le juge Gascon a eu beaucoup de courage, notamment en raison de sa crise de panique qui était survenue dans les semaines précédentes de l’évènement, causant forcément beaucoup d’inquiétudes dans la communauté. Il a conclu lui-même qu’avec de telles circonstances, il fallait révéler publiquement qu’il souffrait de dépression depuis plusieurs années. Cela ne l’a pas empêché de devenir juge à la Cour suprême du Canada. Les problèmes de santé mentale sont malheureusement tabous dans certains milieux et probablement de façon plus aigüe dans le milieu juridique et judiciaire. Les professionnels hésitent souvent à les reconnaître par peur d’être mal vus et il y a beaucoup de préjugés. On souhaitait donc, avec le juge Gascon, apporter un certain bénéfice à toutes ces personnes qui hésitent à en parler, mais qui devraient le faire et obtenir des soins. Ce n’est pas parce qu’on a un problème de santé mentale qu’on ne peut pas réussir dans la vie et qu’on ne peut pas contribuer à la société.

Comment cela a-t-il été perçu entre les murs de la plus haute cour du pays ?

La réaction des collègues a été à peu près la même que la mienne c’est-à-dire très positive. C’était notre collègue qui avait besoin d’aide. On devait l’aider, on devait réfléchir à ce que l’on pouvait faire pour l’appuyer. Est-ce que cela aurait été la même chose il y a 25 ans ? Je ne sais pas, je n’étais pas là. Mais c’est la réaction que nous avons tous eue, et je pense qu’elle est correcte, et que l’on devrait l’encourager le plus possible. Les gens pensent que parce qu’on est des professionnels du droit, des avocats ou des juges, qu’on est à l’abri de ce type de problèmes de santé mentale, mais ce n’est pas vrai : tout le monde est pareil, quel que soit son rang social. On est tous vulnérables, on est tous susceptibles de connaître ce type de problèmes et c’est pour cela qu’on doit tous avoir accès aux mêmes soins.

« Ce n’est pas parce qu’on a un problème de santé mentale qu’on ne peut pas réussir dans la vie et qu’on ne peut pas contribuer à la société. »

Un juge siégeant à la Cour suprême du Canada sous traitement peut-il honorer son mandat ?

Absolument! On est aujourd’hui dans une période où la médecine a bien évolué et où les remèdes et procédés font en sorte que les personnes ayant ce type de problèmes fonctionnent très bien en société, lorsqu’ils sont contrôlés. Dans le cas du juge Gascon, il devait recevoir une médication plus ajustée à ses symptômes. Je tiens à dire qu’il a été l’un de nos meilleurs juges au pays. Il a contribué et contribue encore à l’évolution de la société.

Doit-on dire publiquement qu’un juge est sous médication ou consulte un psychologue, avant qu’une cause ne lui soit confiée ?

Je crois qu’il faut tout de même faire attention avec cela parce qu’on touche quand même au domaine de la vie privée des personnes, en situation d’autorité ou non, professionnels du droit ou non. Si aucun préjudice n’est causé à autrui, je ne vois pas la nécessité de dévoiler nos conditions médicales. S’il n’y a aucun impact sur nos agissements comme tels, nos décisions ou nos comportements, cela doit rester du domaine privé.