Aujourd’hui, la moitié de la population québécoise est en surpoids. La province compte également 18 % de personnes dites « obèses ». Un chiffre important, surtout quand on réalise qu’un grand nombre d’entre elles doivent faire face, chaque jour de leur vie, à une discrimination tenace.

« à l’école, lorsqu’il qu’il fallait lire à voix haute le mot « gros » dans un texte, j’avais des sueurs et le cœur qui battait. Je savais que les autres élèves allaient m’identifier à ce mot », raconte Katia Lévesque, une femme que l’on qualifie d’obèse depuis l’enfance.

Nous la rencontrons en studio, alors qu’elle s’apprête à poser pour la couverture de ce numéro. Naturelle, elle déambule à demi nue, aussi à l’aise que si elle était dans sa propre salle de bain.

Autour, nous interceptons quelques regards surpris : on n’a pas l’habitude de voir une femme grosse assumer son corps.

Confrontée, depuis toujours, au jugement d’une société qui déconsidère les personnes en surpoids, elle a mis du temps pour en arriver là. « J’ai déserté mon corps quand j’étais enfant », raconte-elle.

Devenue comédienne, Mme Lévesque a appris à jouer avec sa plastique. « À un moment donné, l’art est devenu une façon de m’exprimer. Je ne voyais mon type de corps nulle part à la télévision ou au cinéma, alors je me suis dit que j’irais moi-même ».

L’objectif de l’artiste était clair. Elle voulait donner accès à un corps différent et pousser le public à s’interroger : pourquoi associons-nous d’emblée ce corps à quelque chose de laid ? « Je voulais offrir cette opportunité de poser un regard différent sur la cellulite, les vergetures, le gras », explique celle qui pose également comme modèle vivant pour des étudiants en art du collégial.

Préjugés et discrimination

Si le travail de Katia Lévesque est nécessaire, c’est que la représentation qui est faite des personnes grosses dans l’espace public est pour le moins stigmatisante.

« Dans les œuvres de fiction par exemple, le personnage gros, ça va être une grosse noire super loud, une grosse amie sans vie sexuelle, un méchant dans un film Disney, comme Ursula dans la Petite Sirène, ou alors le kid bully dans les films pour enfants. Mais jamais le personnage principal. Sauf si son histoire c’est qu’il veut maigrir », déplore Gabrielle Lisa Collard, chroniqueuse et auteure du blogue « Taille plus » Dix Octobre.

Symptomatiques de la manière dont nous traitons les personnes en surpoids dans notre société, ces représentations ne sont qu’un exemple d’une liste ahurissante de préjugés et de discriminations.

Ce phénomène, que les militants nomment grossophobie, peut prendre différentes formes. Regards en coin portés sur une chaire jugée trop abondante, injonctions à maigrir de la part de l’entourage proche ou d’inconnus dans l’espace public, moqueries, voilà le lot commun de bien des personnes en surpoids. « Les gens ne comprennent pas jusqu’où va le fat shaming, déplore Lisa Rutledge, nutritionniste. Ce sont des micro-agressions constantes : on vous juge sur vos choix vestimentaires, sur ce que vous mangez en public ou si comme tout le monde, vous décidez d’aller à la plage. »

Lenteur, bêtise, paresse, gloutonnerie : les allégations faites au sujet du caractère des personnes en surpoids ne manquent pas non plus. « Forcément, un gros se roule dans les plaisirs terrestres », soupire Gabrielle Lisa Collard.

Un système grossophobe

Au niveau systémique, le tableau n’est pas plus reluisant : aux États-Unis ou en France, des études montrent que les personnes en surpoids auraient moins de chance de trouver un emploi.

De même, dans le secteur médical, on ne compte plus les témoignages de personnes en surpoids qui accusent les médecins de minimiser leur douleur physique ou morale, la réduisant souvent à un problème de corpulence. Sur son blogue, Gabrielle Lisa Collard accumule les témoignages anonymes de personnes ayant subi ce type de dérives. Parmi eux, il y a cette jeune fille de 12 ans qui est allée consulter un médecin plusieurs fois pour une forte douleur aux jambes. à chaque fois, on lui conseille de faire de l’exercice et de perdre du poids. Il lui faudra consulter un second praticien pour apprendre qu’elle souffre d’une tumeur cancéreuse autour du nerf sciatique. Elle fera dix mois de chimiothérapie.

Ne maigrit pas qui veut

Parmi les lieux communs subis au quotidien, il y en a un qui exaspère profondément Mme Collard. « Le préjugé numéro 1 pour moi, c’est l’idée selon laquelle être gros c’est un choix ; et qu’il suffirait de dire à une personne grosse de maigrir pour que ça fonctionne », souffle-t-elle.

Pour la nutritionniste Lisa Rutledge, dire cela revient à faire fi d’une réalité crue : le physique n’est pas qu’une question de volonté. « Notre poids est déterminé à 75 % par autre chose que notre alimentation et notre activité physique, explique-t-elle. Par exemple, il faut prendre en compte les antécédents de chacun, mais aussi le stress, le statut économique et l’endroit où l’on vit : celui-ci nous permet-il de nous déplacer à pied ? Et même si l’on parvient à suivre un régime, il y a de très fortes chances pour que ça ne fonctionne pas, ou seulement de façon provisoire ! »

Plus encore, suggérer à une personne en surpoids de faire un régime produirait, selon elle, l’effet inverse. « La recherche a montré que la stigmatisation avait un effet négatif sur le mental et sur le physique. Il y a des chances que la personne concernée gère cette injonction en mangeant plus ou en bougeant moins, car elle ne voudra pas, par exemple, que les gens rient d’elle et de son corps en mouvement. »

Normaliser le corps gros

Le sport, justement, a longtemps été la bête noire de Mme Collard. « Petite, j’aimais ça, mais je me faisais souvent juger : ça ne donne pas envie de continuer. Il a fallu que je me réconcilie avec mon corps pour savoir quelle activité physique me plaisait, confie-t-elle. Aujourd’hui, je vais à la piscine, je fais de la danse, du yoga. Je me suis rendu compte que le corps peut faire n’importe quoi. Après tout, il y a des athlètes qui font des Ironman dans des corps plus gros que le mien ! »

Avec le temps, malgré les injonctions sociales, Gabrielle Lisa Collard et Katia Lévesque ont reconstruit une complicité avec leur corps. Dans un monde idéal, cette complicité n’aurait pas été mise au défi : « Pourquoi partir du principe qu’être gros c’est négatif en soi ?, s’interroge Mme Collard. Si tu enlèves les préjugés il n’y a pas de réel problème. »

Selon elle, il faut aussi cesser de considérer que les personnes grosses ont nécessairement besoin de maigrir. « On associe trop souvent surpoids et maladie. Pourtant, un corps gros n’est pas forcément un corps malade. Être gros c’est juste un état ! »

Lisa Rutledge, nutritionniste, va dans le même sens. « Je l’explique tous les jours : la taille d’un corps ne démontre rien du mode de vie ou de la santé d’une personne, montre-t-elle. Il est juste plus facile de faire des suppositions sur un gros corps : on se dit que si quelqu’un a un tel physique, c’est forcément que cette personne présente un trouble. Or, ce n’est pas toujours le cas. »

Arrêter d’avoir peur

Le terme grossophobie n’a pas été choisi au hasard. étymologiquement, le mot renvoie à la peur des grosses personnes. Dans un contexte où l’organisation mondiale de la santé (OMS) parle « d’épidémie d’obésité », et où nos corps n’ont jamais subi autant d’injonctions, il semblerait que nous ayons développé une peur collective du surpoids. « Ça n’a pas toujours été comme ça, mais aujourd’hui on a peur d’être gros, ou de pas être capable de changer notre corps pour l’être moins », déplore Lisa Rutledge.

Sauf qu’au lieu de lutter, entre autres, contre les dérives de l’industrie alimentaire et contre les messages toxiques de l’industrie de la minceur, individus et structures sociales s’en seraient pris aux premiers concernés. « Gros ou non, aujourd’hui, tout le monde est grossophobe, et tout le monde est victime de la grossophobie rampante qui affecte notre société », affirme Gabrielle Lisa Collard sur son blogue.

Depuis quelques mois, les voix de ceux qui militent contre la grossophobie rencontrent un écho favorable à l’international. Reste qu’il faudra du temps pour faire changer les mentalités. « Mais ça ne signifie pas qu’il ne faut pas essayer », conclue-t-elle.