SUR LA SURVIE AU 21e SIÈCLE

PAR LAURENT SOUMIS

Depuis 25 ans, Stéphane Garneau commente l’actualité numérique au bénéfice des auditeurs de la radio de Radio-Canada. Le chroniqueur confesse s’y être mis sur le tard. Il a acheté son premier « Mac » en 1995 et son premier cellulaire en 1998. Il a patienté 12 ans avant d’acquérir son premier téléphone « intelligent ». Avec humour et lucidité, il jette aujourd’hui un regard sur l’évolution hallucinante des technologies de l’information. Aux Éditions de l’Homme, il vient tout juste de lancer Survivre au XXIe siècle – Rester humain à l’heure du numérique. Afin que « nous demeurions maîtres de notre avenir numérique… et de notre avenir tout court ».

1 – Vous êtes dans la jeune cinquantaine. Vous avez passé pratiquement la moitié de votre vie à utiliser la plupart des technologies pour vos chroniques à la radio. Comment avez-vous réussi à « garder votre humanité »?

Je me demande si j’y suis arrivé. (Rires). J’ai écrit le livre comme une forme d’exutoire et de défoulement face à la place que prennent ces technologies dans ma vie. Dans une logique : faites ce que je dis et ne faites pas ce que je fais. Je travaille dans les médias, alors je carbure à l’information et les technologies sont des outils extrêmement efficaces. Alors, le téléphone intelligent prend beaucoup trop de place dans ma vie. J’ai commencé à m’en éloigner le soir. Je le branche sur sa charge et je le laisse dans ma chambre quand je fais quelque chose d’autre ailleurs dans la maison. Je le mets en mode sans vibration, parce que les vibrations, on les entend de loin. Je le mets en mode « ne pas déranger ». Alors je n’entends plus rien. C’est moi qui décide le moment où j’irai vérifier mes affaires. Plutôt que d’avoir un téléphone qui me tire par la manche constamment pour attirer mon attention.

2 – Vous parlez des « technologies de distraction massive ». Notre cellulaire serait ainsi « la plus puissante machine à perdre son temps de l’histoire de l’humanité ». Peut-on « garder le contrôle »?

Je pense qu’on peut dompter la bête. C’est comme n’importe quelle dépendance. Ce sont les mêmes zones du cerveau qui sont interpellées quand on se sent dépendant du téléphone ou d’une drogue douce ou dure. C’est la même mécanique d’engagement. Donc, il se crée des connexions neuronales qu’il y a toujours moyen de reprogrammer. Or on peut reprogrammer le cerveau. On peut réapprendre à fonctionner autrement. Et c’est de plus en plus dans l’air du temps. Quand j’ai commencé à travailler sur ce livre il y a un an et demi, les fondateurs, informaticiens et programmeurs de la première heure dans la Silicone Valley commençaient déjà à faire publiquement leur mea culpa parce qu’ils savaient très bien que leurs petites pastilles rouges, leurs alertes et leurs notifications créaient de la dépendance. Il y a moyen de se débarrasser de cette dépendance, mais il faut travailler fort.

3 – Vous citez Umberto Eco pour qui « les réseaux sociaux ont donné la parole à des légions d’imbéciles ». Personnellement, vous dites souffrir d’une « surdose d’opinion » qui finit par vous « mettre en colère ». Peut-on vivre sans l’opinion des autres?

On peut vivre très bien sans l’opinion des autres. (Rires.) Ce n’est pas un problème. D’ailleurs, quand il y a trop d’opinion, ça devient complètement chaotique. Ça devient un fouillis qui ne nous sert à rien. Ça ne nous apprend rien. On ne peut pas – et je parle ici de l’environnement média en général – traiter une opinion toutes les 15 minutes de façon pertinence et efficace. Une opinion doit éclairer sur quelque chose. Alors si tu as une opinion aux 15 minutes sur le trop de plastique dans l’environnement, la mairesse de Montréal qui ne fait pas ton affaire, Donald Trump qui dit des niaiseries et puis la famine au Yémen, ça devient de la distorsion. D’ailleurs, les fabricants d’opinion me tombent sur les nerfs. Ils sont payés pour secouer le prunier et pour brasser la cage. Ils s’inventent des opinions tous les jours. Moi, je vois beaucoup d’avantages à l’idée de se taire et d’observer en silence.

4 – Vous écrivez que « rester humain à l’ère du numérique n’est pas et ne sera pas chose facile ». A-t-on encore la possibilité de faire des choix et de rester maître de son destin?

Oui. Une fois qu’on a pointé du doigt la possible dépendance à ces appareils-là, on n’a pas perdu notre libre arbitre. On a encore la capacité de faire des choix. C’est à nous comme êtres humains de s’interroger sur nos pratiques, sur la place démesurée qu’on donne à ces appareils dans nos vies et d’essayer de s’en affranchir un peu. Pour retrouver le plaisir du silence, celui de l’ennui et de la solitude. Aujourd’hui, on ne sait plus comment s’ennuyer. On a toujours dans la main un appareil pour combler chaque seconde lorsqu’on n’a rien à faire. Il faut redécouvrir les vertus du silence et de l’ennui comme un terreau fertile à la créativité, aux idées nouvelles et aux initiatives. Une fois qu’on aura repris plaisir à ces choses-là, je pense que ce sera plus facile de s’éloigner du téléphone et de toutes les bébelles communicantes.

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