« Le temps est venu de rentrer au pays », insistait solennellement Justin Trudeau le 16 mars 2020. Ce jour-là, il annonçait l’état d’urgence sanitaire et la fermeture des frontières canadiennes aux non-résidents canadiens. Plus tard, on a promis une entrée prioritaire aux citoyens canadiens, résidents permanents ainsi qu’aux membres de leur famille immédiate. Promesse vaine puisque des mois après cette annonce, des couples et des familles vivent encore un quotidien par procuration sur Teams, Zoom, Messenger ou Whatsapp.

Ce samedi-là au parc Jarry à Montréal, Jean-Brice Bamouni téléphone à sa femme, Sadiatou IIboudo, qui se trouve au Burkina Faso. Leur complicité nous fait presque oublier qu’ils vivent séparés l’un de l’autre depuis des mois. Sadiatou attend son visa d’entrée au pays. Avec la pandémie et la fermeture des frontières, toutes les demandes d’immigration, qu’elles soient liées à une résidence permanente ou à un parrainage, ont été retardées, forçant des familles et des couples à vivre séparés, sans vraiment savoir quand ils se reverront en personne.

En janvier 2021, cela fera 24 mois que Jean-Brice et sa femme attendent un signe concernant leur demande de parrainage. L’homme ne comprend pas pourquoi les choses trainent autant au bureau des visas de Dakar, au Sénégal, qui traite les demandes du Burkina Faso où se trouve sa femme. Ceci alors même que le bureau de Paris est réputé pour être rapide dans le traitement des demandes. « Une de mes connaissances n’a toujours eu aucune nouvelle alors que sa demande a été déposée en octobre 2018, explique-t-il. Je ne comprends pas pourquoi ça traîne autant alors qu’à Paris, même en temps de COVID, ça semble être plus rapide. On dirait que le fonctionnement n’est pas le même dans tous les bureaux de visas d’Immigration Canada. »

Lorsque Jean-Brice se connecte pour visualiser le dossier de sa femme, il semble qu’il ne se soit rien passé depuis le 24 août dernier, date d’approbation de son certificat de sélection du Québec. Pourtant, la visite médicale a été effectuée et les frais ont été payés. Il ne manque donc, logiquement, que la toute dernière vérification des autorités. « On envoie des courriels et personne ne nous répond. On appelle et la ligne est surchargée. » Chose étonnante, lorsque Jean-Brice a contacté sa députée, on l’a informé que son dossier a été reçu au bureau des visas de Dakar, le 16 septembre, soit plusieurs mois après son envoi. « Ce que je comprends, c’est que cela a pris sept mois pour que le dossier soit transféré à Dakar. Entre le mois de mars et de septembre, pendant qu’on attendait un retour, il ne s’est rien passé. »

« C’est elle ma famille ! »

Jean-Brice et Sadiatou n’ont pas d’enfant. Ils gèrent la distance comme ils peuvent par des appels et des messages quotidiens. En temps normal, l’homme rentre au pays chaque année, retrouver ses parents et sa femme, ce qui n’est pas possible cette année. « On s’appelle tous les jours, mais ce n’est pas évident, car on n’est pas sur le même fuseau horaire. On s’écrit, on fait des appels vidéo. Elle vit chez mes parents donc le contact est là. Et même si on a été habitués à vivre loin, ce n’est pas toujours simple. »

Depuis le 8 juin, un citoyen canadien et sa famille immédiate peuvent en théorie obtenir un visa pour rentrer au pays. Ce qu’on a oublié de préciser, c’est que ce visa n’est pas valable pour tous et qu’il peut être refusé par les agents frontaliers, s’il y a déjà un processus d’immigration d’enclenché.

Au pays depuis 2002 et citoyen canadien depuis un an, Jean-Brice se questionne beaucoup sur ce qu’il qualifie d’injustice. Alors il agit, joint des groupes de soutien et des élus, se déplace à Ottawa le temps des manifestations pour faire bouger les choses. Il espère qu’une enquête sera faite sur le fonctionnement des bureaux de visas qu’il juge disparate à travers le monde.

« On aurait dû être prioritaires »

Cette incompréhension est aussi partagée par Misha Pelletier qui est devenue l’une des modératrices du groupe Facebook Spousal Sponsorship Advocates. La pandémie a révélé des pratiques ancrées dans le système d’immigration canadien qui, selon les critiques, est discriminatoire à l’égard des voyageurs originaires des pays en développement.

Mohammed Jihed, le mari de Misha, est Tunisien. Ils se sont rencontrés à Montréal en 2017, ont habité ensemble après six mois et ont fait une demande de parrainage l’année suivante. Le visa de son mari a expiré et il a dû rentrer en Tunisie cette même année, après leur mariage en juin. Ils sont eux aussi à la dernière étape du processus, la vérification des autorités. Quand toutes les frontières ont fermé, Misha a été choquée.

« On est une famille, on est mariés, ce n’est pas correct, on aurait dû être prioritaire, insiste-t-elle. On s’est fait la promesse qu’on serait ensemble à la vie, à la mort, mais notre vie est sur écran depuis 10 mois. Mon fils de huit ans ne parle pas à son beau-père parce qu’il n’est pas à l’aise avec les écrans. Il croit parler à un robot. »

Pour tenir, Misha et son mari s’envoient des messages tous les jours, mais au fond d’eux, ils espèrent un miracle pour passer le temps des Fêtes ensemble. Partir en Tunisie impliquerait une quarantaine à effectuer dans les deux pays, à l’aller et au retour, ce qui est impossible en deux semaines de vacances.