La conjoncture était parfaite. Déconfinement de la culture, tradition du 1er avril et surtout, noce d’étain du printemps érable où l’ironie a marqué les pancartes, les « conflits » entre carrés rouges et carrés verts – et les discours politiques. La balloune s’est cependant vite dégonflée alors que la guerre en Ukraine devenait réalité. Relier l’humour à l’actualité ? Plus si drôle, voire carrément déplacé.

En entrevue, l’humoriste Colin Boudrias rappelle une célèbre citation : « Humor is tragedy plus time ». De son côté, l’humoriste et comédienne Virginie Fortin pense qu’« on a tous envie d’une atmosphère plus détendue, mais pour en rire, il faudrait vraiment être bien outillée. » Quant à Christelle Paré, première scientifique canadienne à s’être intéressée à l’humour francophone, professeure et directrice pédagogique de l’École nationale de l’humour (ENH), elle nous parle de l’humour engagé. Politique, dit-on dans le milieu des humour studies. Un puissant outil social face à la peur et à la violence, une « jauge » de la démocratie, de nos valeurs, de l’égalité aussi. Dialogue autour de l’humour politique au Québec.

« L’humour politique existe depuis que l’être humain entretient des rapports de force », décrit Christelle Paré. Une réaction face à un « sentiment d’écrasement ». D’ailleurs, il se retrouve à toutes les époques, jusque dans les hiéroglyphes et la Grèce antique. « C’est probablement l’humour, en dehors de l’effet de surprise et du divertissement, qui a toujours été là ». des politiciens

« Là où il y a de la violence et de la peur, l’humour devient une arme pacifique », soulève la spécialiste en s’appuyant sur les manifestations féministes de 2017 qui ont éclaté dans le pays de l’Oncle Sam face au discours misogyne de Donald Trump, alors fraîchement élu. « Ce qui était sur les pancartes était délicieux ».

Cette communication engagée qui sert d’outil de revendication et de changement social en temps de crise est souvent associée à la gauche, mais ne lui est pas exclusive. Bien que les scientifiques « cherchent encore un humoriste de droite », ironise la professeure, la classe politique use à sa manière de cette forme d’art. « Churchill, Reagan, extrêmement drôles », à l’humour rassembleur, note-t-elle. Des politiciens qui ont d’ailleurs recueilli « des votes populaires très importants ». À l’opposé, ceux qui divisent, en ridiculisant les idées adverses pour montrer « à quel point ils sont différents et meilleurs ». Une performance qui s’admire parfois sur le Canal de l’Assemblée ou à travers de tristement célèbres répliques comme celle de Jean Charest à l’ouverture du Salon Plan Nord, en plein printemps érable. « Ceux qui frappaient à la porte ce matin, avait-il alors amorcé en parlant des étudiants qui manifestaient devant les murs de verres du Palais des Congrès de Montréal, on pourrait leur offrir un emploi… dans le Nord, autant que possible ». Cette ironie, « c’est de l’humour engagé », confirme la directrice pédagogique de l’ENH. « Dans la salle, c’est bien passé ! Pour M. Charest, c’était une manière de réaffirmer sa position et pour les gens stressés par la situation, pouvoir en rire était libérateur. » On ne peut cependant pas en dire autant de la réception de cette « touche de légèreté » par les étudiants, encore plus remontés.

Pris pour cible!

Quelque part, pour être un « bon » politicien il faut avoir le sens de l’humour, estime Christelle Paré. Et si personne n’aime que l’on rit à ses dépens, dans le monde des décideurs, être pris pour cible est un bon point. Pour un politicien, « Ça veut dire qu’il fait réellement partie du paysage politique », explique la spécialiste qui cite en exemple Et Dieu créa Laflaque… « Quand Serge Chapleau a décidé de créer la marionnette de Mario Dumont, l’équipe de Dumont était hyper contente. Il avait — enfin — sa marionnette. » Et ces pantins, chers à modeler, n’étaient pas créés pour « une personne qui risqu[ait] de disparaître. »

Même logique avec Infoman ou This Hour Has 22 Minutes de CBC qui humanisent et rendent accessibles les dirigeants souvent perçus comme d’« austères personnages déconnectés de la réalité du monde ».

Lorsque l’humour est absent du discours politique ou de la personne qui le porte, l’effet n’est pas sans conséquence. « Parfois ça sonne faux, dit la professeure. Comme avec Stéphane Dion, anciennement chef du Parti libéral [à l’époque du gouvernement Harper]. Quand il est passé à Infoman, ça a été la cata. Pauv’tit loup, il s’est tellement ridiculisé qu’il en a perdu sa crédibilité. »

Celle de Stephen Harper a bien failli passer elle aussi à la moulinette, raconte Mme Paré. « On est en conférence de presse, et on sait à quel point celui qui est décrit comme ayant le “sex appeal d’un comptable” aime garder le contrôle sur ses communications. Ce jour-là, une comédienne-humoriste de This Hour Has 22 Minutes pose une question vraiment stupide. Et M. Harper la fait alors escorter en dehors de la conférence de presse. Finalement, ç’a pris à peine 30 secondes pour que l’attachée de presse de Stephen Harper lui accorde une entrevue privée après avoir compris l’émission pour laquelle elle travaillait. » Les politiciens savent que pour se faire accepter, il faut jouer le jeu. « C’est à ce point-là », conclut la scientifique.

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De Florence Foresti à Virginie Fortin

Manquerait plus qu’elle soit drôle. Tout est dans le titre de ce one-woman-show. Florence Foresti, célèbre humoriste française qui se livre à la scène solo depuis 2001, semble contrarier les préjugés. Féminine et (parfois) vulgaire, l’humoriste est symbole d’autodérision. Une forme qui provoque des rires aux éclats. Et qui permet surtout de « dégonfler la menace qu’elle pourrait projeter envers les hommes, analyse la directrice pédagogique de l’ENH. C’est une technique que les femmes ont beaucoup utilisée, non seulement elles, mais les minorités visibles aussi. »

Cette technique, Hanna Gadsby ne l’a que trop bien maîtrisée. Au point de se détester elle-même. La comédienne et humoriste australienne internationalement reconnue depuis 2018 pour son stand-up Nanette, a « brassé beaucoup d’humoristes, tous genres confondus », raconte Christelle Paré. Comment? Par la dénonciation sur scène, entant que femme et membre de la communauté LGBTQ+, de la manière dont elle a dû se ridiculiser pour se faire aimer du public, s’écraser pour réussir dans le métier. « C’est une démarche artistique extraordinaire, commente la professeure, et c’est pour ça que son spectacle a été primé à travers la planète ».