Maude, c’est l’histoire d’une jeune femme dont l’ex-conjoint se sert de ses enfants pour garder une emprise sur elle. Ysabel n’a que trop connu les coups, la séquestration, les insultes dont elle a tenté au mieux de protéger ses enfants. Il y a aussi Sophie, Kate, S., K., et Jeannette, une intervenante au grand cœur qui apporte un soutien indéfectible à celles qui tentent de se reconstruire dans la bienveillance. Puis, il y a les enfants…

Fuir est une immersion dans le vif de la violence conjugale et de ses conséquences. Filmée à l’automne 2019, le documentaire rend compte d’une réalité méconnue et souvent mal jugée, à travers les histoires de six femmes d’une maison d’hébergement dédiée aux victimes de violence conjugale et à leurs enfants. Là-bas, la solidarité cohabite avec de dures réalités. Mais entre ses murs, un long cheminement peut commencer. Celui de la reconstruction, de la guérison et des démarches parfois sans fin pour retrouver la sécurité et le droit de vivre en dehors du cercle de la violence.

Entrevue avec l’auteure, Carole Laganière.

Fuir révèle une réalité méconnue ou incomprise du grand public, le cheminement de femmes violentées qui travaillent à retrouver une vie saine. Quel était votre but en filmant cette réalité?

Il n’y a pas de but comme tel dans ma démarche. L’idée était de faire un film-témoignage. Un film où on irait dans le rapport intime que ces femmes-là ont avec leur vie: comment elles se perçoivent, perçoivent le monde, comment elles perçoivent la violence dont elles sont victimes. Au-delà de cela, si ça peut être utile, tant mieux. Mais je ne pense pas qu’on fasse des documentaires pour être utiles, a priori. On fait un documentaire parce qu’un sujet nous touche, parce qu’on se sent concerné, parce qu’on a envie de fouiller un sujet.

Justement. Vous avez-vous même connu une femme de votre entourage victime de violence conjugale lorsque vous étiez au cégep. Que s’est il passé?

C’était une connaissance. Elle avait une trentaine d’années, moi j’avais 17 ou 18 ans. Je me sentais impuissante. Elle n’était pas une amie proche, mais son expérience m’a beaucoup marquée. Je pense qu’à l’époque, je ne savais pas que cette violence pouvait exister. Et c’était une femme très brillante. Ce n’était pas le profil de femme victime de violence conjugale qu’on s’imagine parfois, et pourtant… Ça peut toucher toutes les femmes. La preuve, j’en ai un exemple dans mon film.

Plus de 40 ans se sont écoulés entre cette expérience et la réalisation de Fuir. Pourquoi avoir attendu si longtemps?

Parce que la vie nous amène ailleurs, la vie nous amène vers d’autres sujets, d’autres thèmes. C’était un projet que j’avais depuis longtemps. À un moment donné, j’ai simplement senti la nécessité de plonger dans ce sujet. On voit de plus en plus de femmes qui se font tuer par leur conjoint, de féminicides. Je pense que ça a été un déclencheur. Je me suis dit qu’il était peut-être temps de regarder de plus près ce qui se passe.

Est-ce que l’expérience de ces femmes et les fréquenter vous a aidée à mieux comprendre ce qu’a vécu votre connaissance, au cégep ?

Non. Et je ne pense pas qu’on puisse le comprendre. Je peux comprendre son origine, le pouvoir des hommes sur les femmes. Je peux comprendre le besoin de contrôle de certains hommes. Mais j’ai du mal à percevoir comment on peut trouver du plaisir là-dedans, comment on peut être violent envers quelqu’un. Ce film ne m’a pas aidée à comprendre la violence faite aux femmes. Il m’a aidée à comprendre comment les femmes peuvent éventuellement s’en sortir, se solidariser et trouver la force d’aller au-delà.

Comment vous êtes-vous sentie en tournage?

Le jour j’assistais à ce qui se passait, j’assistais aux rencontres, j’échangeais. Et le soir, je pleurais. J’étais toujours assez touchée et troublée. Mais quand on filme, on a une caméra entre nous. Donc, j’arrivais à rester en contrôle. C’était surtout le soir, dans mon airbnb, que tout me revenait, en regardant les images filmées durant la journée.

C’était bouleversant comme tournage. En même temps, il y avait plein de moments heureux. J’ai vécu la solidarité de femmes proches les unes des autres, qui rigolent ensemble, des moments difficiles et émouvants, d’autres plus légers. Ç’a été un tournage d’émotions: bonnes et moins bonnes. Un tournage intense, très intense.

Les maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale sont des espaces où l’anonymat est essentiel à la sécurité des femmes qui s’y reconstruisent. Ils ne laissent clairement pas pénétrer n’importe qui entre leurs murs. Alors, comment avez- vous réussi à filmer de l’intérieur?

J’ai contacté la Fédération des Maisons d’hébergement pour femmes et le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale. Je leur ai proposé mon idée de tournage et elles ont contacté l’ensemble de leurs membres. Huit maisons m’ont répondu. J’ai passé plusieurs mois dans l’une d’entre elles, sans filmer. Je faisais partie des meubles.

Ç’a beaucoup aidé à établir un lien de confiance entre les femmes et moi. Je pense qu’elles ont réalisé que je ne voulais pas faire un film sur elles tant que ça, mais avec elles.

Il est rare de voir des femmes en processus de guérison de cette violence témoigner à visage découvert. S’exposer à la caméra aurait pu être un enjeu important pour elle.

Je pense que les femmes qui ont accepté de se livrer à visage découvert étaient très sûres d’elles. Elles avaient vraiment l’envie de communiquer un message. Voilà qu’il fallait se tenir debout, qu’il ne fallait pas avoir honte, qu’il ne fallait pas se cacher devant un agresseur. Je ne crois pas non plus qu’elles avaient peur que leurs conjoints reviennent dans leur vie.

En fouillant le sujet des violences conjugales, nous avons relevé plusieurs critiques à l’égard de la Loi 15, notamment sur l’absence de considération de la violence conjugale dans la prise en charge des enfants par la justice. Vous qui avez passé trois mois auprès de femmes qui cherchaient aussi à protéger leurs enfants, que pensez-vous de cette critique ?

Je n’ai pas lu la loi. Mais je pense qu’on considère qu’un homme violent envers une femme ne va pas necessairement être un mauvais père. À mon sens, tu ne peux pas faire fi de cette violence quand il s’agit de la question, par exemple, de la garde des enfants, parce qu’en général, il reste cette guerre menée par le parent qui a été écarté, le père dans ce cas-là, contre l’autre parent. Et il se sert souvent des enfants contre l’autre. On n’a pas pu tout mettre dans le documentaire, mais effectivement, ce problème-là existe. Il est réel. En général, je pensé que la justice ne tient pas compte de la violence conjugale quand il s’agit par exemple des visites, des gardes.

Moi, ça m’a fait hurler. La grosse mode, c’est de donner une garde partagée plus systématiquement qu’avant. Il ne se casse pas la tête. C’est soi-disant pour le bien des enfants. Fuck you, ostie ! Les enfants ont besoin de stabilité, de quelqu’un qui les aime. Ils n’ont pas nécessairement besoin de deux parents.

En parlant des enfants, ils apparaissent dans votre film, mais ne s’expriment pas beaucoup. Comment vivaient-ils votre présence ?

Ils s’exprimaient, mais avec les intervenantes. Parfois, ils me racontaient des trucs quand la caméra ne tournait pas. Mais devant la caméra, ils étaient un peu plus en représentation. Dans mes précédents films avec des enfants, ils n’avaient pas autant conscience de leur image, parce qu’à cette époque, tout le monde n’avait pas de téléphone avec une caméra et les enfants ne réalisaient pas qu’ils pouvaient être vus par des dizaines de milliers de personnes. Maintenant, ils sont très conscients que ça peut être diffusé at large. Ils font plus attention à ce qu’ils disent, ils se protègent et ça devient beaucoup plus difficile de les filmer.

D’ailleurs, vous avez beaucoup filmé les enfants. Je pense à La fiancée de la vie, un documentaire sur les enfants endeuillés ou encore à Vues de l’Est et L’Est pour toujours, sur la jeunesse d’Hochelaga.

J’ai toujours été très proche des enfants, même si je n’en ai pas eu moi-même. Ils sont vrais. Il n’y a pas de bullshit avec eux. En plus, quand ils mentent, ça parait tout de suite. C’est ça qui est extraordinaire. En tant que cinéaste, filmer des enfants, c’est un pur bonheur, parce qu’on parle à de petits êtres qui appellent un chat un chat, qui ne passent pas par quatre chemins. C’est ce qu’on retrouve dans La fiancée de la vie: des moments réellement terribles et des moments tellement drôles sur des sujets durs comme la perception de la mort, du corps mort.

Pour tout ça, la préadolescence est aussi un âge que j’aime beaucoup. Les jeunes ne sont pas encore trop formatés. Ils n’essayent pas encore de fiter dans le groupe. Ils sont capables de petites autonomies, d’indépendance d’esprit, et en même temps, ce ne sont plus tout à fait des enfants.

Quels sont les autres thèmes qui vous tiennent à cœur ?

Mes sujets sont souvent liés à des rencontres qui m’inspirent. Je ne me dis jamais : Ah, je voudrais faire un film sur tel ou tel sujet. C’est très concret, ça se présente à moi et je lui rends hommage. J’avais proposé l’année dernière un sujet sur l’itinérance des femmes parce que j’avais déjà fait une recherche là-dessus, chez Doris. J’avais rencontré La rue des femmes et Chez Doris. J’avais réalisé à quel point l’itinérance des femmes est très différente de celle des hommes: elles sont sans abri fixe, mais évitent de dormir dehors pour être en sécurité. Finalement, je n’ai jamais trouvé de financement pour le projet.

Qu’est ce qui, au cours de votre vie ou de votre carrière, vous a amenée à glisser du genre fiction vers le documentaire ? Quelle satisfaction en tirez-vous ?

J’ai réalisé à un moment donné qu’il y avait tellement de belles histoires dans le réel et j’ai eu envie d’en témoigner, de les raconter. Ça s’est fait progressivement. Il faut aussi dire que l’école de cinéma m’a permis de toucher aux deux genres. Donc, j’avais déjà ce désir-là, ce bonheur de faire des choses qui racontent le réel.

Et je suis curieuse, j’aime m’approcher de l’âme humaine. Je ne pense pas qu’on arrive à la capter entièrement, mais j’aime voir les soubresauts, les rires et les pleurs. J’aime la fragilité de l’être humain, ses forces, ses faiblesses. Mon cinéma en est un de personnages, d’êtres humains et de balbutiements de l’âme.

À la suite de l’entrevue, nous attendions un appel de Carole Laganière qui présentait son film à ses protagonistes, deux jours après notre rencontre. Nous lui avons demandé de nous raconter ses impressions et de nous donner des nouvelles de celles qui ont dévoilé un bout de leur parcours. Et si l’auteure signait en entrevue que sa démarche documentaire n’avait, a priori, pas d’autre but que celui de révéler une réalité humaine, la projection semble avoir changé la donne.

« Ç’a été une soirée magnifique. Dans la salle, tout le monde était ému. Et les conjoints qui accompagnaient les intervenantes ont tellement été touchés qu’ils en ont pleuré. Quant aux femmes, elles sont toutes sorties du cercle de la violence. Deux ans et demi après, on peut dire qu’elles vont bien. Elles ont trouvé le bonheur et la paix. C’est beau, et prouve que le message d’espoir qu’on trouve dans le film est totalement réaliste.

Elles étaient heureuses de se revoir, et fières. Pour certaines, qui n’ont pas forcément eu grand chose dans leur vie, qui ont dû se battre pour tout, être valorisées comme ça, qu’on leur donne une place, et la parole, c’est extraordinaire. J’ai eu des témoignages très émouvants de femmes qui se disent qu’elles ont une valeur, une parole qui mérite d’être écoutée, malgré ce qu’elles ont vécu.

Je fais partie des gens qui considèrent qu’on est bien peu de chose comme cinéaste. Je dis toujours que mes films n’ont pas la prétention de changer les choses. Mais j’ai vraiment eu le sentiment que celui-ci pouvait être une brique pour construire un monde meilleur. Les commentaires des femmes, des intervenantes, et d’autres qui occupent des positions importantes dans la société allaient dans ce sens. Alors on va sortir le film en salle comme prévu, mais aussi faire un grand travail de démarchage pour le présenter dans certaines facultés de droit, de travail social, auprès des avocats et des procureurs pour qu’ils comprennent ce que représente le fait d’être victime de violence conjugale, pour la victime et les enfants. On va essayer de sortir des sentiers battus parce que ces portraits de femmes pourraient vraiment sensibiliser et prévenir des situations. »

SOS violence conjugale: 1 800 363‐9010