Lauréat du prix Claude-Brûlé – Meilleur article Actualité-Société 2023

 

 

Discussion avec Pablo Rodriguez

Cinq jours avant le remaniement ministériel fédéral du mois dernier, Pablo Rodriguez, alors ministre du Patrimoine canadien et du Multiculturalisme, était de passage à L’Itinéraire pour discuter de l’avenir des périodiques imprimés et de la loi C-18, qui est actuellement sur toutes les lèvres dans le monde médiatique canadien. Entrevue avec le ministre qui, depuis le 26 juillet, a hérité du ministère des Transports.

ITINÉRAIRE – Le modèle de réinsertion de L’Itinéraire passe nécessairement par la vente du magazine dans la rue. Quel soutien existe-t-il pour les médias atypiques comme nous, qui n’entrent pas dans les enveloppes destinées au virage numérique et qui entrent difficilement dans les cases pour bénéficier des programmes de soutien?

PABLO RODRIGUEZ – Tout tend vers le numérique aujourd’hui. Vous êtes un cas unique et ça prend toute sa valeur dans son système de distribution papier. C’est une grosse machine, le fédéral. Il faudrait voir s’il n’y a pas quelque chose à faire à plus petite dimension pour s’adapter à des réalités comme la vôtre. Parce que nos programmes de soutien médiatique, effectivement, sont moins destinés à des journaux comme le vôtre. Mais, vous avez toute votre raison d’être. On va voir ce qui peut être fait.

L’Itinéraire s’inscrit de plein droit dans le paysage médiatique québécois, comme un magazine grand public et unique en son genre.

Je suis d’accord avec vous, je l’ai acheté je ne sais pas combien de fois, au camelot du marché Atwater.

D’après vous, est-ce que c’est la fin du papier?

On tend vers ça, même si personnellement, je ne le souhaite pas. J’ai toujours eu besoin du papier. Je ne lis pas sur une tablette. Quand je me lève le matin, je lis le journal, peu importe lequel, je prends mon café, c’est un moment agréable. Mais la tendance n’est pas au journal imprimé, mais lorsqu’ils y ont des «niches» pertinentes comme vous, je pense que vous avez un avenir aussi. Les gouvernements sont capables d’être astucieux et créatifs pour trouver une façon de vous appuyer.

Parlons de la Loi C-18 qui vise à contraindre les géants du web, Meta et Google, à payer leur juste part aux médias canadiens qui produisent le contenu qui se retrouve sur leurs plateformes. Selon le Globe and Mail, certains grands médias, dont le Globe lui-même, ont conclu des ententes privées et confidentielles avec ces géants. Vous voyez ça comment, puisque d’une part c’est comme s’ils abdiquaient, mais en même temps, ils ne veulent pas créer de précédent dont pourraient s’inspirer d’autres pays? Craignez-vous le contournement de la loi de la part de Meta ou Google?

Non. Ce qu’on veut c’est que les géants du web contribuent de façon juste et équitable. Pas plus et pas moins. Actuellement, 80% des revenus en ligne vont à Google et Meta, alors qu’ils utilisent du matériel journalistique d’ici qui a de la valeur. Alors moi je leur demande de reconnaître cette valeur et de
contribuer.

Il y a 500 salles de nouvelles qui ont fermé leurs portes au cours des dernières années. Des grands, des petits, en région, en ville, en anglais, en français, partout! Ça là, c’est mauvais pour notre démocratie. Quand une presse libre et indépendante, non partisane disparaît, c’est aussi la disparition d’une partie de la démocratie.

Quant aux négociations entre Meta et Google avec les médias canadiens, je veux être à l’écart de tout ça. Je ne veux pas être celui qui dit combien d’argent on donne et à qui. Je mets la table, je ferme la porte, j’oblige Meta et Google à s’asseoir d’un bord et les médias de l’autre bord et ils doivent arriver à une entente. S’ils n’arrivent pas à une entente, il y aura médiation et un arbitrage final.

Ils utilisent leurs positions dominantes, ce sont des bullies, comme on dit en anglais. Je trouve ça profondément inacceptable! On va se tenir debout, parce que si on s’écrase pour ça, on va s’écraser sur tout. Ils ont peur, parce que bien des pays nous regardent.

Effectivement, tout le monde regarde le Canada en ce moment, particulièrement vous et votre poste, dans lequel vous devez subir une forte pression pour mener à terme adéquatement l’entrée en vigueur de la loi. Est-ce que les pays ou les États comme la Californie, certains pays d’Europe, pourraient se joindre au combat du Canada, faire front commun? Avez-vous des discussions soutenues avec les autres dirigeants d’autres pays qui envisagent une loi comme la C-18?

Absolument! Hier je parlais à mon homologue, ministre de la culture, en Nouvelle-Zélande, ils s’en viennent avec des projets de loi comme nous autres. Je parle aux États-Unis la semaine prochaine. Pourquoi? Parce que la disparition des salles de nouvelles est un phénomène mondial. C’est souvent de petits médias! Les petits ont des rôles fondamentaux à jouer; il y a des régions au Québec qui n’ont plus de couverture. Il reste seulement Radio-Canada, sinon à part ça, rien. Alors, oui, vous avez raison quand vous dites que beaucoup de pays regardent le Canada en ce moment.

C’est quoi votre plus grosse crainte dans ce dossier? Quelles sont les pires conséquences que pourraient subir les Canadiennes et les Canadiens? Avez-vous un plan?

Que ces entreprises mettent leurs menaces à exécution et bloquent le contenu canadien aux citoyens sur leurs plateformes. Personne n’en sort gagnant, elles se privent elles-mêmes de revenus et de visibilité. Pour une entreprise, une des choses les plus précieuses, c’est sa réputation. Ça ne paraît pas bien si Facebook décide qu’il se retire des nouvelles. En Nouvelle-Zélande, ils vont se retirer aussi? En Angleterre aussi? Ils vont se retirer partout? Pas certain que ce soit un bon plan pour eux.

Il y aussi des initiatives intéressantes pour appuyer la loi. J’ai vu cette semaine qu’une centaine d’entre- prises au Québec ont décidé de mettre 25% de leur publicité dans le contenu local et non sur ces réseaux sociaux. Je n’avais pas prévu ça et c’est tant mieux! Avec cette intimidation de la part de Meta et Google, avez-vous des moments de doute?

Il y a des moments où je trouve ça rough, mais de doute, non. Je suis convaincu qu’on fait la bonne chose. Enlever le projet de loi et les médias n’auront pas une cenne. Présentement, le statu quo n’est pas une option viable. Ils se comportent comme s’ils étaient un gouvernement parallèle et ça, ça ne passe pas. On ne peut pas accepter qu’une entreprise, aussi grande soit-elle, aussi puissante soit-elle, vienne dire: «moi ça ne m’intéresse pas ta loi.» Ce n’est pas acceptable!

L’Australie, qui a adopté un projet de loi similaire récemment, n’a pas protégé les petits médias. Est-ce que c’est ça la différence entre l’Australie et le Canada?

L’Australie a permis la négociation collective aussi, alors beaucoup de petits joueurs ont tiré leur épingle du jeu. Je dirais que le plus important c’est la transparence. En Australie, c’est un ministre qui décide quelle entreprise, quel géant du web est impliqué, et puis quel média peut négocier. Moi j’ai mis des règles en place pour pouvoir m’éloigner des négociations et des décisions finales. Si tu rencontres les critères, tu vas négocier tôt ou tard avec eux.

Vous venez de lire un extrait de l’édition du 15 août 2023. Pour lire l’édition intégrale, procurez-vous le numéro de L’Itinéraire auprès de votre camelot ou abonnez-vous au magazine numérique.