Dès les premiers mots, on se questionne : « C’est à vous que je parle. C’est à vous que j’écris, comme à l’être le plus précieux de mon univers. » Qui, vous ? Voici la toute première interrogation qui en précédera bien d’autres à la lecture de ce roman.

Enlève la nuit – Monique Proulx

Markus Koken, juif hassidique, en est ici le héros. Après avoir quitté la communauté qui l’étouffait littéralement, il part à la conquête de l’âme sœur. Il perd tout, mais sa vie commence. « Ce soir-là, d’il y a maintenant plus de deux ans, je m’en allais mourir… Faim et froid, les deux frères jumeaux me tenaient par le bras depuis des semaines et avaient éteint toute ma flamme », dira-t-il.

Il se retrouve dans la grande ville (Montréal, qui ne sera jamais nommée, mais qu’on reconnaît), sans balise et découvre les gens dans la misère qu’il veut aider. Un mystérieux personnage, monsieur K, veille sur lui…

Markus devient alors itinérant. Il vit dans la ville, sans en comprendre ni la langue ni les codes. Il se met à remplir des carnets de mots sensibles, pleins de bonté. Il erre, tout comme son esprit qui l’amène partout. Malgré sa sombre réalité, il rêve sans cauchemars, cherche la Mignonne ultime qui lui fait défaut et aide les plus démunis de la ville en se faisant, entre autres, livreur à vélo de repas chauds.

Ce Markus est étrange, différent plutôt, et difficilement qualifiable. Il s’émerveille de tout, mais est doté d’un esprit critique de gauche. Il est écrivant et apprenant, bon et naïf, jeune et rêveur.

À la 172e page, on ne comprend toujours pas forcément ou file cette histoire, mais on se laisse bercer par un récit imagé, inventif… Toujours magnifiquement écrit, à l’exemple de cette phrase: «Moi non plus je ne partageais pas du tout le goût du Frais Monde pour les transports à pleine vitesse sous des tonnes de sol qui sont plus le territoire des vers de terre que celui des hommes libres. »

« Ce livre, ce sont les mots et les yeux candides de Markus qui nous dévoilent les désastres ambulants partout, et l’aveuglement du monde libre qui court, qui court pour se fuir lui-même », peut-on lire sur la quatrième de couverture. Enlève la nuit, «est un livre de lumière», c’est l’éveil. À la beauté, à l’intelligence, à la fraternité, à la liberté et à l’introspection.

Monique Proulx, connue comme romancière, a reçu de nombreux prix et hommages. Son roman Le sexe des étoiles, adapté au cinéma, a été mis en lice aux Oscars et aux Golden Globe Awards.

Marraine de longue date de L’Itinéraire, l’empathie de l’auteure envers les personnes marginalisées n’est pas la lubie d’un roman. D’ailleurs, Markus non plus; lui qui est né de Ce qu’il reste de moi, publié en 2017. L’écrivaine entretient une relation profonde avec son personnage, admirative pourrait-on dire, au point de nous faire partager sa vie.

Vous avez été quelques années sans publier. Qu’est-ce qui vous a retournée à votre écritoire?

Une fois mon dernier livre terminé, j’avais l’impression que j’avais tout dit. Mais Markus m’habitait, j’avais envie de faire connaître sa vie.

Parlez-moi de Markus. Qui est-il fondamentalement?

C’est un jeune homme de 20 ans, juif hassidique, qui, en voulant quitter le milieu où il a grandi, découvre un univers qui lui est inconnu, une langue, des rites de passage. Il est un bébé qui vient au monde. Il doit d’abord apprendre la langue de son nouveau monde, du Frais Monde, ses rites, ses balises même s’il n’a aucun repère… C’est un être bon, mais c’est aussi un inquisiteur qui consigne ses pensées dans ses cahiers et qui correspond avec Monsieur K. Tout au long du livre, il y a des indices sur qui est Monsieur K, mais on ne le découvre vraiment qu’à la toute fin.

Quels sont les messages de cet ouvrage?

En fait, ce ne sont pas tellement des histoires que je raconte. Je veux que les lecteurs puissent faire une introspection, les tourner vers eux-mêmes. Dans un documentaire intitulé Humain, quelqu’un disait : la trajectoire de la vie c’est comme un enfant qui va porter au vieillard qu’il sera, un flambeau en lui demandant : est-ce que j’ai bien fait cela ? Ou est-ce
que tu es content de moi ? C’est comme si on voulait dialoguer avec nous, plus tard. Le but du livre, c’est de nous rencontrer pour s’assurer plus tard qu’on a fait ce qu’il fallait. Je veux que les gens ressassent leurs émotions, leurs pensées, leurs désirs.