Geneviève Bertrand
Journaliste affectée à la version numérique

Vous arrive-t-il de flâner dans la rue ? De partager une bouteille en plein air avec des amis ? De laisser le petit dernier uriner au parc ? Ou de simplement crier à l’extérieur ? Pour ces gestes somme toute anodins, vous risquez à Montréal des amendes salées qui vont de 100 $ à 440 $. Et si vous avez l’allure d’un sans-abri, vous serez une cible de prédilection pour les policiers.

Souvent les contraventions remises aux itinérants concernent des infractions mineures, comment peuvent-ils les payer s’ils n’ont même pas de toit ? De plus, l’accumulation de contraventions non payées peut mener à l’emprisonnement. Pourquoi s’acharne-t-on sur eux de la sorte ? Contraventions nécessaires ou profilage social des sans-abri ?

« C’est effectivement du profilage des sans-abri. La façon pour les policiers d’intervenir est d’utiliser systématiquement la contravention ou la menace en ramenant la réglementation pour gérer l’espace public, affirme Bernard St-Jacques, directeur général de la Clinique Droits Devant. Donc c’est un peu comme si on disait aux personnes : je veux que tu te déplaces ; je ne veux plus que tu sois ici ; je vais utiliser la réglementation pour te faire partir. C’est une chose que tu ne ferais pas avec le reste de la population. C’est de la discrimination, du profilage qui est visible. »

« Les gens sont ciblés par leur situation de pauvreté, poursuit-il. Ces règlements ne sont jamais utilisés pour l’ensemble de la population. J’en connais plein de monde qui sortent saouls le soir des bars et ils ne reçoivent pas de tickets pour ça. Si je suis un agent de surveillance dans le métro et que je vois une personne un peu marginale, alors je vais peut-être la regarder plus pour s’assurer qu’elle paie son titre de transport. C’est une chose que je ne ferais pas avec une autre personne. C’est vraiment une dynamique de profilage. »

En 2016, la Clinique Droits Devant a traité 288 constats d’infraction remis à 76 personnes. De ce chiffre, 103 infractions étaient reliées au Code de la sécurité routière (35,8 %), 97 aux règlements municipaux (33,7 %) et 88 aux règlements du métro (30,6 %).

L’alcool problématique

« L’un des constats que l’on reçoit le plus concerne un piéton traitant avec l’occupant d’un véhicule. Ça peut référer aux squeegees ou aux quémandeurs qui se promènent entre les autos, remarque M. St-Jacques. Il y a aussi la question du flânage à l’extérieur et dans le métro qui gêne et entrave la circulation. Le défaut d’acquitter son droit de passage est aussi fréquent dans le métro. Sans oublier les constats liés à la consommation d’alcool qui sont très importants. »

Entre 1994 et 2004, 39,7 % des infractions commises par les itinérants étaient liées à l’alcool, selon la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) dans un rapport intitulé La judiciarisation des personnes itinérantes à Montréal : un profilage social.

« Ils dérangent… »

Le rapport de la CDPDJ rappelle que les personnes itinérantes sont, par leur mode de vie, caractérisées par l’absence de logement, plus à risque d’empiéter sur l’espace privé d’autrui ou de causer des troubles à l’ordre public. L’occupation de l’espace urbain par les personnes itinérantes « en dérange plusieurs » dans la mesure où leur présence « perturbe la tranquillité recherchée ».

Le SPVM a mis en place l’unité Brigade urbaine en 2009, qui patrouille durant la période estivale. Regroupant environ 80 policiers et cadets, à pied et à vélo, cette brigade assure une proximité avec les sans-abri.

« Ces policiers à vélo sont constamment en relation avec les personnes en situation d’itinérance. […] C’est une intervention policière qui s’est développée positivement, mais qui est très culpabilisante pour ces personnes, observe M. St-Jacques. Je pense qu’il y a une amélioration dans l’espace public, la police a fait un examen de conscience sur beaucoup d’aspects de son fonctionnement. Mais aujourd’hui, on n’a pas réglé la question ; il y a encore beaucoup de contraventions. Pour les policiers, il y a d’autres façons de faire que d’invoquer la réglementation. On n’a pas tant évolué que ça. Les itinérants demeurent plus ciblés que le reste de la population par la police, parce qu’ils font l’objet de plaintes. »

Le SPVM a répondu à nos questions par courriel en indiquant que le Service de police ne tient pas des statistiques sur les contraventions émises à des personnes sans domicile fixe. Il ajoute par ailleurs que l’emprisonnement est une mesure de dernier recours et que « nous privilégions toujours le soutien et la référence vers des organismes d’aide et des maisons d’hébergement ». Il affirme enfin que « pour les contraventions, le SPVM s’adapte et conclut fréquemment des arrangements avec les personnes sans domicile fixe. Le SPVM désire et prend des mesures afin que tous les citoyens puissent vivre dans un environnement exempt de toute forme de discrimination et de profilage racial et social ».

Exemples de contraventions
(données à des personnes marginalisées)

Ayant émis un bruit audible à l’extérieur :

440$

Flâner devant un immeuble :

100$

Tenter d’obtenir un voyage sans en avoir acquité le droit :

219$

Consommer des boissons alcoolisées sur le domaine pulic :

146$

Ayant uriné sur le domaine public :

173$

À la défense des itinérants

À Montréal, la Clinique Droits Devant aide les personnes en situation d’itinérance, qui l’ont été ou qui sont susceptibles de l’être, à reprendre en main leur situation judiciaire, principalement en ce qui a trait aux constats d’infractions (contraventions) liées à l’occupation de l’espace public à Montréal. Plus de 2500 personnes ont bénéficié des services de la Clinique Droits Devant et plus de 1200 personnes ont bénéficié du Programme accompagnement justice itinérance à la cour (PAJIC).

« Alors qu’à Montréal, un moratoire empêche l’émission de mandats d’emprisonnement pour les constats d’infraction impayés, il est toujours possible d’être arrêté, jugé et incarcéré dans le reste du Québec », indique-t-on dans le rapport annuel 2015-2016 de la Clinique Droits Devant.

Solutions

Avec l’appui de la Clinique, 119 personnes ont pris une entente de paiement établie à un minimum de 5 $ par mois pour régulariser leur situation. Également, 132 personnes ont été accompagnées dans la prise d’une entente de travaux compensatoires, afin de transformer leur dette judiciaire en heures de travaux.

Le PAJIC s’adresse à des personnes ayant été judiciarisées pendant une situation d’itinérance et qui entreprennent un processus de réinsertion sociale. Pour la période de 2015 à 2016, 173 personnes ont intégré le PAJIC pour contester 663 constats d’infraction inclus dans ce programme. En tout, 189 rencontres ont eu lieu dans les locaux de la Clinique Droits Devant, entre un procureur et une personne admise. Les dossiers de 149 personnes ayant complété le PAJIC se sont soldés par 2414 retraits de constats d’infraction, 58 diminutions de frais et une rétractation de jugement.

Atteinte à la dignité

Dans le rapport La judiciarisation des personnes itinérantes à Montréal : un profilage social la CDPDJ dit qu’elle peut comprendre que, dans certains cas, la remise de contraventions multiples soit nécessaire pour faire cesser une nuisance publique réelle ou une atteinte à la sécurité de l’itinérant ou à celle d’autrui, « on peut se demander si dans d’autres cas, il ne s’agit pas plutôt d’une forme d’acharnement injustifié contre une population déjà extrêmement vulnérable pour qui l’accumulation de contraventions non payées peut mener à l’incarcération. »

De plus, poursuit la CDPDJ, « le profilage subi par les personnes itinérantes est susceptible de constituer une forme de harcèlement discriminatoire au sens de l’article 10.1 de la Charte. Il en est ainsi puisque, le profilage constitue en soi une conduite vexatoire qui attaque la dignité et l’intégrité psychologique de la victime, et qui, de surcroît, est d’autant plus dommageable qu’elle est le fait d’une personne en situation d’autorité abusant de son pouvoir. De plus, conformément aux critères de harcèlement consacrés par la jurisprudence, le profilage peut revêtir un caractère répétitif, que l’on pense, en l’espèce, à l’émission répétée de contraventions contre les mêmes personnes sur une courte période allant de quelques minutes à quelques jours. »

En 1994, environ 1000 contraventions ont été émises à des sans-abri, alors qu’en 2004, elles ont subi une hausse de sept fois pour s’établir à 7000 constats remis à ces personnes de la rue. « Depuis ces années, ça a un peu baissé (entre 5000 et 6000), mais il y a encore beaucoup de contraventions émises », estime toutefois M. St-Jacques.