On le connaît pour son personnage de Richardson, un caïd qui aime sa conjointe à coup de violence et de manipulation, dans la remarquable websérie Je voudrais qu’on m’efface. Anglesh Major a également été largement applaudi par la critique pour son interprétation solo de King Dave, d’après un texte d’Alexandre Goyette, joué au théâtre Duceppe. Un rôle colossal pour un jeune cadet de la scène théâtrale. Mais au-delà de cette reconnaissance publique, le trentenaire aurait préféré que les critiques s’attardent sur sa jeunesse plutôt que sur sa couleur de peau. C’est ainsi que le « premier acteur noir à défendre un spectacle solo dans un grand théâtre montréalais », comme il a été décrit dans La Presse en mai dernier, exprime son sentiment. Toute une réalité dont il n’avait pas conscience jusqu’alors.

En entrevue pour L’Itinéraire, le jeune acteur et beatmaker partage généreusement son expérience du métier de la scène, de sa passion pour la musique et se dévoile par des histoires personnelles et familiales touchantes.

 

Changer de cassette

Sa réussite, c’est à son travail sans relâche qu’il l’attribue. Et la qualité de ses interprétations en profite. Mais le jeu du jeune acteur n’est pas le seul aspect à être souligné. Anglesh Major est aussi présenté comme le premier Noir à défendre un rôle solo sur une scène reconnue de Montréal. La question était alors inévitable: comment porte-t-il le poids imposé de la réussite de toute une communauté ? « Je n’avais jamais réalisé ça avant de l’avoir lu dans un article, avoue-t-il. Quand j’en ai pris conscience, ça a fait : “ oh bordel ! ” En répétition, j’ai craqué plusieurs fois. Ce show est tellement énorme. Je n’savais pas comment gérer ce stress. Je m’en foutais de décevoir le public blanc habituel, mais j’avais peur d’être le gars incapable de jouer ce rôle, et là, c’est toute la communauté qui en aurait pris un coup, à cause de moi. »

Bien que désolant encore au 21e siècle, « quand t’es physiquement différent, t’es mis dans une case à part », souligne Anglesh Major. Un réflexe qu’il espère voir s’estomper avec l’habitude. « Il faut juste qu’il y en ait d’autres. Oui, j’aurais préféré qu’on parle de moi comme d’un jeune acteur plutôt que comme d’un acteur noir. Mais on n’est pas rendu là. Je me dis qu’après deux, puis trois, puis cinq Noirs à occuper de tels rôles [les médias] vont changer de cassette. »

Anglesh Major, une première pierre posée dans une future mosaïque de couleurs… sans distinction.

Pour autant, il se dit d’une grande naïveté, encore plus marquée dans sa jeunesse: « Je n’voyais pas que j’étais noir, je n’voyais pas ma différence ». C’est que le Montréalais « carbure à la réussite de [s]es rêves ». Et s’il a conscience que ses origines ont dû lui mettre des bâtons dans les roues sans s’en rendre compte, il garde à l’esprit que d’autres n’ont pas les mêmes chances que lui : « C’est pas parce que je ressens moins les barrières qu’elles n’existent pas ».

 

Casser la mélodie créole

Ce n’est qu’à l’école de théâtre qu’il s’est heurté frontalement à cette réalité. « J’ai dû mettre ma culture de côté. Disons qu’on sentait que j’parlais créole. Alors quand on te demande de jouer un Michel Tremblay… (rires) »

Une situation hilarante pour plus d’un membre de sa cohorte: « Je me rappelle la première fois que j’ai lu le texte, tout le monde riait. C’était dégueulasse, précise-t-il avec légèreté. Ça s’pouvait pas de jouer comme ça. Donc j’ai dû casser un peu la mélodie, le rythme très créole que j’avais. »

Quatre ans plus tard, la prise de conscience est totale : « C’est quand je suis sorti de l’école de théâtre que j’ai réalisé: “ n’oublie pas que t’es un Noir, n’oublie pas que tu ne peux pas jouer n’ importe quel rôle ” ».

Il lui était alors évident qu’il ne pourrait pas exercer son métier égoïstement : « Je me suis tout de suite demandé ce que je pouvais faire pour aider les autres. Je parle des gens de la diversité. Parce que je ne pouvais pas réussir dans ce métier-là tout en me voilant la face. » Et c’est en fonçant qu’Anglesh Major trouvera sa manière de soutenir la diversité : « J’ai réalisé que plus je travaillerais fort, avec une certaine humilité, plus j’allais inspirer des gens; en allant au bout de mes rêves et en montrant que c’est possible d’être comédien et de vivre de son art, même en étant Noir ou autre. C’est comme ça que je vis ce combat-là, que je vais le mener. »

 

Faiseur de rythmes

La carrière du comédien a explosé l’an dernier, en pleine pandémie. « Je me suis demandé ce qu’ il se passait. J’embrasse tout ce qui me tombe dessus. Je suis tellement content. »

Les projets pleuvent. Certains sont encore sous embargo, mais d’autres sont attendus. Notamment les séries programmées pour ce printemps, Affaires criminelles et Larry : « deux opposées, total ! », comme les qualifie l’acteur qui dans l’une joue un inspecteur de police, et dans l’autre, un « gros caïd en haut de la pyramide ».

Mais «le plus gros cadeau» pour Anglesh Major, c’est de pouvoir vivre depuis près d’un an et demi de ses deux passions : le théâtre et la musique. « Chaque jour je me réveille et je me trouve hyper chanceux parce que ce sont deux durs métiers contingentés et aujourd’hui, je peux les faire sans avoir besoin de job à côté. »

Son premier EP, Éphémère, quatre titres qui font le pont entre sa richesse culturelle et ses inspirations musicales, est sorti en novembre dernier. Un « bébé » de la pandémie au rythmes funk et soul: « C’est en plein confinement que l’idée a germé. J’avais enfin du temps pour la musique. Mais je ne savais pas par où commencer. »

 

Éphémère

C’est au souvenir de sa mère, qu’Anglesh a revue après des années à grandir sans elle, que l’on doit le titre de ce mini-album, Éphémère. « Comme une bulle qui passe », image le musicien, mais qui laisse des traces indélébiles. « La première fois que j’ai revu ma mère, j’avais 12 ans. J’avais complètement oublié son visage. Je me souviens d’arriver devant chez elle, en Haïti, dans une petite Jeep. Je ne me souvenais plus des lieux, mais je savais que c’était chez moi. II y avait comme une énergie. Plusieurs femmes parlaient entre elles. J’en fixais une en particulier. Je savais que c’était elle. Elle s’est retournée et m’a couru dans les bras. Plus vieux, je me suis dit : “ c’est fou à quel point les choses éphémères peuvent nous marquer et durer indéfiniment. ” »

Mais contrairement à cet épisode de vie, qui appartient au monde de la mémoire, l’EP, lui, peut être revisité. Et sans avoir à planifier un rendez-vous dans son agenda pour l’écouter d’une traite : « Tu pars au travail, tu arrives, et en 10 minutes, c’est fini, explique le musicien. Un concept court et sansprétention: « L’idéec’étaitdepouvoiry revenir. Jeune, je pouvais lire un livre 12 000 fois. De nos jours, on consomme énormément, mais sans jamais revenir à ce qu’on découvre, que ce soit un livre ou autre. Alors que c’est ça qui nous forme ».

L’artiste est arrivé à Montréal à l’âge de trois ans. « Mon père y était déjà depuis deux ans », raconte-t-il. D’un commun accord, ses parents ont décidé de le faire venir pour lui offrir un éventail de possibilités plus large que dans son pays natal.

Sa mère, elle, demeure encore en Haïti. Un vide auquel « on s’ habitue, oui et non », dit le Montréalais. « Quand on regarde autour de nous et que tout le monde organise des soupers de famille, on se rend compte qu’on n’a pas ça. J’ai appris à vivre avec. C’est pas pour autant qu’elle ne me manque pas, mais je me suis toujours dit qu’un jour je la ferais venir. »

Depuis quelques années, Anglesh renouvelle les demandes d’immigration pour sa mère « J’en ai refait une cette année et j’ai l’impression que ça va être la bonne. J’suis pas mal sûr de ça. »