Du 13 au 22 février 2020, l’Espace Libre proposera le Bow’t Trail Retrospek de la chorégraphe montréalaise Rhodnie Désir pour huit représentations. Elle dansera l’origine des rythmiques africaines et racontera leurs liens avec les mouvements de résistance. Son œuvre est le résultat de ses recherches et voyages dans six pays d’Amérique à la rencontre d’acteurs locaux spécialistes du sujet.

Pendant huit ans, la quête artistique et identitaire de Rhodnie Désir a été jalonnée par l’envie de transmettre des savoirs. Animée par l’urgence de danser l’impact de plus de 400 ans d’histoire de l’esclavage et des traites négrières transatlantiques, l’artiste montréalaise a mondialisé son propos : dès le 13 février sur la scène de l’Espace Libre à Montréal, il ne s’agira plus uniquement de raconter un crime contre l’humanité. Ce sera en fait l’histoire d’une création artistique et numérique qui conjugue avec brio l’ancestralité et la contemporanéité.

Avec Bow’t Trail Retrospek, elle achève un chapitre et passe le flambeau à la jeunesse. Dans cette œuvre, les images, la lumière, les chants, son corps et les objets sont des composantes à la fois uniques et complémentaires. « En regardant le spectacle, on peut avoir le sentiment que je suis la première à débuter le mouvement parce qu’on me voit bouger alors que la lumière aura débuté dix minutes avant pour donner ce sentiment intérieur particulier », détaille la danseuse.

Sur scène, Rhodnie Désir raconte au public l’origine des rythmes, aujourd’hui populaires, qui sont nés de la violence d’un système d’exploitation, du déracinement, de la migration et de la déportation de plusieurs hommes, femmes et enfants asservis. Un propos essentiel abordé de façon à entamer un dialogue.

Bien plus tard, ces rythmes ont été compartimentés dans des genres musicaux que sont le jungo au Brésil, le damyé en Martinique, le blues en Nouvelle-Orléans et le gospel. Notons d’ailleurs que ce dernier genre côtoie dans le spectacle des rythmiques mi’kmaq, notamment pour souligner la présence des premiers peuples autochtones au Canada et leurs liens avec les afrodescendants.

Tout ce legs culturel est enraciné dans un combat pour la justice et l’égalité et est commun à de nombreuses communautés opprimées. En somme, la démarche artistique de Rhodnie Désir se crée autour du mouvement au sens large, qu’il soit social, politique, psychologique ou culturel, pourvu qu’il soit motivé par son cri de liberté.

Une démarche, des questions

Tout a commencé en 2012 par le spectacle Bow’t, un titre qui pourrait se traduire par « un bateau » en français, « le don », en créole haïtien et « s’incliner, remercier ou la proue d’un navire » en anglais. Ce seul mot suffit à nous imager le déracinement, les douleurs et la résilience qui y sont associés.

Avec ce premier volet, Rhodnie Désir comprend l’impact psychique associé à la migration et à la déportation et crée un pont entre le passé et le présent. Avec elle sur scène, trois bancs de bois, représentant des maisons déplacées, des bateaux suspendus en papier et un maestro du tambour lui permettant d’évoluer dans sa narration par ses mouvements.

Seul hic, malgré quelques représentations, Bow’t ne reçoit pas l’accueil espéré dans le Québec hors Montréal. Aux dires de la danseuse, certains décideurs considéraient même que la migration n’était pas un sujet qui les concernait. Elle crée donc une réponse intelligente aux difficultés qu’elle éprouvait à faire tourner son œuvre et reconnaître la pertinence de son travail. « J’avais deux choix : soit j’arrêtais tout et je déprimais parce que je vivais avec mon œuvre du racisme systémique, qu’il soit nommé explicitement ou non, soit j’utilisais la création pour démontrer à quel point les voix de l’afrodescendance sont plurielles et bel et bien contemporaines. »

Ces embûches motivent encore plus Rhodnie Désir. Elle approfondit ses recherches et sa quête identitaire, élargissant ainsi son propos. Pour comprendre l’héritage culturel du commerce triangulaire, elle crée une seconde œuvre : le Bow’t trail, un périple de plus de 42 000 km à travers les Amériques, avec six points d’ancrage marqués par l’afrodescendance : Halifax, la Nouvelle-Orléans, le Brésil, Haïti, la Martinique et le Mexique. Chacune de ses escales ne durait pas plus d’un mois et se terminait par la création de l’œuvre originale en collaboration avec un tambourinaire local du lieu désigné.

Pendant cinq ans, ces haltes à travers les Amériques lui permettent de rencontrer des historiens, des ethnomusicologues, des militants, des sociologues, des musiciens ou des enseignants qui ont su conjuguer les danses et les rythmes pour s’émanciper, se lever contre le génocide culturel et l’assimilation et s’affranchir des systèmes d’asservissement en place, tels l’esclavage et la traite négrière, la ségrégation, le racisme et l’apartheid économique et social.

Expériences documentées

Le Bow’t trail est bien plus qu’un spectacle de danse afrocontemporaine : c’est un travail chorégraphique et documentaire. Pour donner un sens à l’expérience internationale et transformer ses recherches en réflexions collectives, l’ensemble du processus a été documenté en sons et images par la réalisatrice Marie-Claude Fournier et son équipe.

Les cinq premiers épisodes de la web série Bow’t trail : créer pour ne pas crier retracent les moments forts vécus par la chorégraphe dans ces pays d’Amérique. Ils sont disponibles depuis le début de l’année sur Ici ARTV. On y suit Rhodnie Désir à travers la découverte de quartiers et de lieux de mémoire significatifs de l’afrodescendance mexicaine, brésilienne, américaine et canadienne.

Le public sera d’ailleurs invité prochainement à approfondir ces thématiques à travers un complément numérique qui a été présenté à la fin de l’année 2019 lors d’une soirée d’ouverture.

« Il y a entre quatre et cinq heures de contenu réalisé dans cinq des territoires, la Martinique n’en faisant pas partie. Et tout se complète avec le Bow’t Trail Retrospek, un spectacle ouu0300 je ramène la somme de tout ce travail et de ces voyages de façon chorégraphique », raconte la danseuse.

C’est la raison pour laquelle on la retrouvera sur scène dans son Bow’t Trail Retrospek avec ses trois boîtes en bois et deux musiciens togolais et gabonais, pour souligner l’ancrage purement africain. Elle mettra en mouvements les traces de l’histoire de ses ancêtres avec l’aide de projections numériques des images tournées dans ces six pays, incluant la Martinique, totalement reconditionnées par Manuel Chantre, un artiste en arts visuels québéco-réunionnais. « Ce qui est beau, c’est que toutes les personnes qui m’entourent dans ce travail ont un certain ancrage dans l’afrodescendance et participent à la transmission de ces savoirs-là », explique Rhodnie Désir. Même le public est invité à participer à chaque représentation par le biais d’une application mobile. Leur téléphone cellulaire sera un élément qui leur permettra de discuter avec les interprètes sur scène, et ce, dès le début du spectacle. Ces petits plus rendront chaque prestation unique.

Le poids de l’histoire

En voyage, la Montréalaise est arrivée à vif, sans trop connaître l’histoire des pays choisis dans le but de recevoir toutes les connaissances des acteurs locaux sans a priori. « Quand tu ne sais pas ce que tu cherches et que tu arrives sur le terrain, tout peut arriver : le pire comme le meilleur. Des personnes ont accepté de me parler parce qu’on le faisait avec le corps et pas par écrit. Un ancien porteur de savoir rencontré en Martinique m’a même dit avant son décès qu’il acceptait de me rencontrer pour une seule raison : si je choisissais de mentir sur l’histoire, mon corps me trahirait. Ce qu’il me disait en fait c’est que l’information qu’il me confiait pouvait me blesser si jamais je ne la retransmettais pas fidèlement », nous confie-t-elle avec émotion.

En découvrant des pans de son histoire et de celle de ses ancêtres, Rhodnie Désir ne cache pas avoir frôlé la dépression. à l’entendre, le fait d’extirper ses ressentis par la création l’a même littéralement sauvée.

Si elle tente de se concentrer sur les initiatives culturelles positives découvertes sur le terrain, elle n’oublie pas qu’elles se sont créées dans la violence. « ça fait mal de rencontrer des personnes qui se battent depuis bien plus longtemps que toi sur les mêmes sujets. Pour ne citer que l’exemple du Brésil ouu0300 je tenais à aller parce que c’est le dernier pays à avoir aboli l’esclavage, nombreux sont les afrodescendants qui se font charcuter à la minute parce qu’ils militent pour leurs droits. On ne peut pas rester indifférent face à de telles injustices. être un corps en mouvement dans les rues brésiliennes pendant que les femmes noires manifestent parce que leurs enfants sont à risque tous les jours, ne serait-ce qu’en traversant une rue, non on ne peut pas rester indifférent ! D’autant plus quand certaines de ces inégalités ont encore des effets aujourd’hui et pas uniquement au Brésil ou au Mexique, mais chez nous, à Halifax par exemple », témoigne la Montréalaise qui rappelle l’importance de savoir quand continuer, quand se battre et surtout quand s’arrêter.

Le combat, Rhodnie Désir l’a mené ardemment en 2018 lors de la polémique sur les spectacles de SLAu0304V et Kanata de Robert Lepage. Elle a enchaîné les entrevues dans les médias pour, dit-elle, vulgariser ce qu’il se passait à ce moment-là.

Poto-mitan

Rhodnie Désir serait appelée dans le pays de ses parents, Haïti, une femme poto-mitan. Cette expression renvoie au poteau central du temple vaudou autour duquel tout s’organise et s’appuie et image parfaitement la force de la figure maternelle dans un foyer.

C’est en voyageant que la chorégraphe a compris l’importance des femmes dans cette histoire qui les occulte trop souvent à son goût. On entend par exemple très peu parler de la solidarité exemplaire dont elles ont fait preuve. « Elles ont été des points importants dans la transmission par les chants, par l’entretien des cheveux ou par la création de codes. Si on prend l’exemple de la chanson populaire en Nouvelle-Orléans Ring a Ring o’ Roses qui est cute, mais oh combien trash. Quand on découvre ce que les mères ont vécu en termes de résistance et qu’elles transmettaient à leurs enfants ce chant-là. Elles ont été mises dans une cale de bateau, sans manger, battues ou violées. Elles portaient parfois un enfant du viol du colonisateur en donnant tout de même naissance par l’amour. Elles ont su créer tous les systèmes de résistance dans les cuisines ou champs… Bref, on ne peut que reconnaître leur niveau de résilience et leurs forces. »

Puis, ce n’est pas donné à tout le monde de parcourir autant de kilomètres à la recherche de son histoire et de celle de ses ancêtres et, chose certaine, ce n’est pas de tout repos, surtout lorsqu’il faut convaincre que le but de ses recherches est pertinent et nécessaire. « On peut compter sur nos doigts le nombre de femmes noires que nous retrouvons sur les scènes québécoises alors même que nous sommes plusieurs à faire ce métier. Malgré toutes les difficultés et, je pense, grâce à ma reconnaissance à l’international, lorsque j’ai présenté l’ensemble du travail à des diffuseurs québécois, j’ai senti une ouverture plus franche par rapport à 2014. Cela signifie que soudainement, il y a eu un retournement de la situation », témoigne l’artiste.

Malgré toute la fierté qu’elle a certainement raison de ressentir, Rhodnie Désir porte encore en elle l’impact psychologique de l’ensemble de ses recherches. Toutes ses escales dans les Amériques ont eu leur lot de difficultés et tout n’a pas été rose. « Certains pensent que j’ai été payée pour voyager, mais ne savent pas que j’ai dormi sur du béton à même le sol parfois. » On comprend vite son niveau d’engagement dans ce projet lorsqu’on la voit danser enceinte, comme si de rien n’était.

D’ailleurs, quand vient le temps de nous parler de son fils d’un an et demi et de la façon dont elle lui expliquera plus tard sa démarche artistique et ses origines, la chorégraphe confie avoir réalisé avec l’expérience Bow’t qu’on n’a pas besoin d’utiliser tout le temps le mot « traite négrière » pour expliquer l’histoire. La maman est convaincue qu’elle lui racontera tout cela au quotidien par le choix scrupuleux de ses livres ou de ses jouets. « Quand on parle de cette histoire, j’ai en moi l’image d’un volcan qui a eu sa lave étouffée en disant qu’il ne s’était rien passé. Or, dans un volcan, tout se passe à l’interne et, même s’il n’est pas en éruption, qu’il est en dormance, il peut rugir à n’importe quel moment…C’est ça la résistance », conclut la chorégraphe.