Maman,

J’ai souvent pensé, au cours de nos cinquante années de relation, que ton monde imaginaire remplaçait celui qui t’entourait. Tu te rappelles, la veille d’un de mes voyages, je t’ai confié ne plus savoir si mon aventure anglaise me tentait, tant elle m’effrayait ? Du ton de la devineresse sûre de son infaillibilité, tu m’as déclaré : « Ça va bien aller. » Loin de me calmer, ta certitude a teinté ma peur d’agacement.

Tu prévoyais l’avenir, mais tu ne voyais pas ce qui se produisait en toi. Une femme pacifique comme toi ne piquait jamais de colère ! Il a fallu que tu visionnes la vidéo de ta mâchoire contractée et de ton doigt menaçant pointé vers l’objet de tes foudres pour admettre l’évidence : tu t’étais emportée.

L’âpreté de nos rapports date de mon séjour dans ton ventre. Dès lors, j’ai corsé mon caractère pour que tu ne me confondes jamais avec l’enfant câline et docile de tes rêves. Ce stratagème, tu n’as jamais feint de l’ignorer. Remarque, une psychotique au faîte d’une crise l’aurait noté ! Quand j’ai déserté ton antre fœtal, j’ai supposé qu’assumer tes sentiments pour moi te tétanisait. J’ai freiné mon élan vers toi dans le but de te préserver ? Foutaise ! Je me suis fermée à toi à peine née par crainte d’être dévorée par ta tendresse. La froussarde, c’était moi. Toi, tu t’es ouverte à moi de mon premier souffle à ton dernier râle. Ton affection pour moi ne s’est jamais démentie.

Je ne suis pas fière de moi, quand me revient en mémoire tout ce que je t’ai fait subir. Je te traitais cruellement parce que tes anxiétés maternelles me vexaient. Je me répétais : « Mon éducation t’angoisse ? Je vais t’en donner, moi, des raisons d’être épouvantée par la formation de ta progéniture ! » Je t’accusais d’être faible, jovialiste, hypocrite. Je te faisais mes reproches, en paroles comme en mimiques, même publiquement. Mes sentences ne cessaient que durant mon sommeil et j’ai commencé très jeune à souffrir d’insomnie ! Je me suis aussi alliée à papa. À deux, nous te persécutions tellement mieux !

Tu te souviens, tu as voulu m’accompagner à l’école, le premier jour de ma première année du primaire ? Comme j’ai décliné ta proposition avec véhémence ! Je n’avais qu’une hâte, m’affranchir de ta bienveillance. Je savais que cela te blesserait. Quelques années plus tard, tu es venue me prendre à l’école, tu passais par là. Quand nous t’avons vue, mes camarades et moi, nous t’avons encerclée avant de nous diriger toutes ensemble vers nos logis voisins. Après quelques pas, j’ai décidé d’emprunter, à ton insu, un chemin de traverse jusque chez nous. Je prenais plaisir, par terrains vagues et par stationnements, à me représenter l’expression de ton visage lorsque tu découvrirais mon absence de la bande de fillettes piaillant à tes côtés.

Adolescente, forte des notions acquises dans un cours d’introduction à la psychologie, je t’observais au microscope puis t’assénais les conclusions de mes analyses, plus inquisitoriales que diagnostiques. J’utilisais le savoir que papa et toi me payiez pour t’humilier, quoi ! Au début de l’âge adulte, je sabotais mes entreprises pour te priver de la joie d’avoir engendré une femme accomplie.

Je m’évertuais à te tenir à distance. J’entends encore les formules aussi délicates que « maudite vache » et « va chier » dont je t’abreuvais. Je vois encore les marques de mes dents sur ton avant-bras gauche. Je ressens encore le frisson de dégoût me secouer ostensiblement lorsque tu essayais de m’embrasser. Comment as-tu réussi, malgré tout cela, à veiller mes nuits, à nourrir mes jours jusqu’à ce que je quitte ton foyer ? Et après, à me tendre l’épaule quand mon quotidien se dissolvait ?

Tu m’as dit, une fois : « Au fond, tu es une petite fille hypersensible. » Ces mots m’ont touchée au point où je n’ai pu te les faire ravaler. Ils ont ressuscité les restes d’émotion inhumés en mon for intérieur. Ils m’ont reliée à toi. En les prononçant, tu m’as renvoyé l’image de mon humanité et de la tienne. Tu m’as sauvée. À l’aube de mes soixante ans, je réhabilite enfin ton legs, cette nature qui s’épanouit dans la paix, carbure à la gentillesse, en a marre de la lâcheté et de son corollaire, le défaitisme. Je ne cherche plus de mère substitue. Je prête foi à tes déclarations d’amour. J’abandonne la carapace qui me garantissait de tes effusions. J’accepte dans ma chair la vie que tu y as semée.

Si aujourd’hui je m’approche à quatre pattes de toi, qui fertilises la terre où tu reposes, si je m’étale sur ta tombe et m’abreuve à la source de nos origines communes, si, des larmes dans la voix, je chante doucement ton air préféré de Carmen, c’est qu’avant de mourir, je t’aimerai, maman.

Ton aînée,
Josée