Texte Isabel Stettin/surprise ! / Traduction Simon Lanctôt / Photos Sascha Montag/Zeitenspiegel

Sur l’île Uummannaq au Groenland se trouve un centre d’accueil pour enfants exceptionnel, le plus nordique de la planète. Là, les jeunes Inuits en difficultés ont accès à diverses thérapies dont la musique, qui fait voyager certains d’entre eux de par le monde.

Il y a un conte que chaque enfant du Groenland connaît et que les humains racontent depuis la nuit des temps. C’est l’histoire de Kaassassuk. Le petit orphelin était la cible de moqueries de la part des villageois, qui le traitaient de mauviette, le tourmentaient et l’excluaient. Laissé à lui-même, il dormait parmi les chiens, jusqu’à ce qu’il rencontre un magicien, qui lui a donné des forces surnaturelles. À la fin du conte, Kaassassuk devient un chasseur invincible, qui maîtrise trois ours polaires.

« Dans chacun de mes enfants se cache un petit Kaassassuk », affirme Ann Andreasen, directrice du centre d’accueil pour enfants à Uummannaq, lequel accueille 35 filles et garçons inuits âgés entre six et 20 ans. « Parce qu’ils ont vécu l’inimaginable, ils méritent d’être enfin heureux à Uummannaq », dit-elle.

Les Inuits nomment le Groenland Kalaallit Nunaat : terre des humains. Environ 57 000 personnes vivent dans cette région autonome du Royaume du Danemark, dont seulement un sixième du territoire est libre de glace et habitable. Avec ses deux millions de km2, l’île est la plus grande du monde, soit 50 fois la taille de la Suisse et 1,4 fois celle du Québec. Uummannaq, qui signifie « en forme de phoque », est minuscule, avec seulement 12 km2. Située à 600 kilomètres au nord du cercle polaire, l’île semble être sortie d’un conte, scintillante de blanc, rocheuse et rude. La vie y est aussi rude. Ici, on retrouve quelque 1500 humains et deux fois plus de chiens de traîneau.

Une ambiance hyggelig

Par un après-midi froid, sur une rue sinueuse qui descend de la montagne au cœur de l’île, deux enfants dévalent en luge, en criant devant l’école rouge et le seul supermarché, et filent jusqu’au port où se trouve la grosse usine de poissons. Au crépuscule, Dharma et Amy, les joues rouges et les yeux brillants, trainent leur luge jusqu’à la maison peinte en bleu, des peaux de phoque tendues à côté de la porte arborant des images d’enfants inuits, et des chandelles brillant derrière les fenêtres.

Amy est une fillette tranquille de sept ans, Dharma, du même âge, est un petit garçon dégourdi et souvent surexcité. Ann Andreasen les accueille avec tendresse en les prenant dans ses bras. Des sons de piano et de guitare émanent des chambres des autres enfants. Ça sent les petits pains à la cannelle. Les Danois nomment cette ambiance hyggelig, un terme qui décrit fort bien l’environnement confortable que Mme Andreasen a créé. Les tapis moelleux, les couvertures de peaux et les crânes de morses composent le décor. On y trouve aussi des étagères avec des figurines taillées dans des os, appelées tupilaq, dont les Inuits croient qu’elles sont habitées par les âmes de leurs ancêtres.

Sur les murs aux couleurs vives, des photos montrent les enfants, en voyages pour donner des concerts. On peut les voir avec des colliers de fleurs sur une plage à Hawaï, avec leurs instruments de musique au Venezuela, avec Daisy Duck à Disneyland Paris. Ann Andreasen veut agrandir leur monde. Pourtant, ils doivent surtout apprendre à aimer leur propre terre, leur pays. Et ainsi, à s’aimer eux-mêmes. « Montrer à ces enfants qu’ils proviennent d’une magnifique culture les aide à comprendre à quel point ils sont eux-mêmes magnifiques et précieux. »

Ann Andreasen

Parce qu’ils ont vécu l’inimaginable, ils méritent d’être enfin heureux à Uummannaq
Ann Andreasen

Un lourd héritage

Le centre d’accueil pour enfants d’Uummannaq est le plus ancien du Groenland. Bâti en 1929, il était à l’origine un sanatorium pour les orphelins et les enfants malades. Pour comprendre le centre et ses enfants, il faut s’intéresser à l’histoire. Les premiers missionnaires danois sont arrivés au Groenland au milieu du 18e siècle pour convertir les Inuits au protestantisme. Peu après, le Groenland est devenu une colonie danoise. Les Inuits ont souffert des maladies importées, de la nouvelle organisation de leur milieu de vie et du contrôle exercé à l’étranger par les seigneurs coloniaux. Encore au milieu du 20e siècle, des villages entiers ont été déplacés pour y établir des bases militaires américaines. Les Inuits n’ont obtenu le droit à une autonomie administrative qu’en 1979 et le Groenland est officiellement un pays constitutif du Royaume du Danemark depuis 2009. Mais économiquement, il est encore dépendant, car le gouvernement danois continue de décider d’affaires importantes, dont sa politique extérieure.

La pauvreté et les enfants négligés sont des signes du lourd héritage colonial du pays. Tout comme les Amérindiens et les Aborigènes, les Inuits vivent une crise d’identité nationale.

En termes de statistiques mondiales sur la pauvreté, la violence domestique et les abus sexuels, le Groenland se situe tristement parmi les plus élevées. Selon l’UNICEF, un enfant du Groenland sur six est sous-alimenté. Une fillette sur trois a déjà été abusée sexuellement avant l’âge de 15 ans. Et peu d’autres pays connaissent autant de suicides.
Un Groenlandais sur cinq a tenté au moins une fois de s’enlever la vie, à cause de la solitude, de l’isolement, des longues périodes sans soleil, des dépressions. Puis, l’alcool noie d’abord les problèmes avant de les amplifier.

Des traces qui disparaissent

Par ailleurs, une nouvelle menace pointe à l’horizon. « Pendant longtemps, les Inuits ont suivi les traces de leurs ancêtres, mais ces traces disparaissent », raconte Ann Andreasen. Depuis toujours, les Groenlandais sont des chasseurs, ils capturent des baleines, des rennes et des phoques, pêchent la morue et le flétan. Mais les bouleversements climatiques font disparaître les glaces toujours plus tôt et avec elles, les traditions, les terrains de chasse, les traîneaux à chiens et finalement, la fierté et l’identité.

Sur une feuille de papier, Ann dessine un Inuit en vêtements de peaux. À la place de son cœur, elle dessine un enfant qui pleure, puis un bloc de glace sous ses pieds : « Mes enfants sont sur de la glace mince. Notre tâche, c’est d’épaissir le sol sous leurs pieds » parce que les impitoyables bouleversements touchent surtout les plus faibles. Cette réalité, la directrice l’a apprise dès son entrée en poste au centre.

Ann Andreasen est née dans les Îles Féroé, mais a grandi au Danemark, chez sa tante et son oncle. À Copenhague, elle a étudié le travail social et a travaillé avec des enfants qui souffraient de maladies rares. À 25 ans, elle emménage à Uummannaq pour travailler dans le centre pour enfants le plus au nord du monde. C’est l’amour pour un Groenlandais qui l’y a emmenée, en plus du grand désir de découvrir cette île que ses parents avaient souvent visitée. « Je suis chaotique, tout ce que je fais arrive spontanément. Je ne suis aucun plan », affirme-t-elle. « Je ne savais pas grand-chose sur le Groenland quand je suis venue ici. » Mais pour elle, son arrivée au centre était une suite logique dans son cheminement, elle qui avait auparavant travaillé avec des survivants de camps de concentration et avait traversé le désert du Sinaï avec des Bédouins. « C’est en partant de là que je suis venue dans le désert de glace. »

C’était il y a 30 ans. Depuis, Ann Andreasen a reçu plusieurs distinctions pour avoir incorporé la musique, la culture, la tradition dans la vie des enfants. Elle a contribué à des longs métrages qui ont remporté des prix, en particulier Inuk, qui raconte l’histoire d’un garçon retiré d’une famille violente, qui grandit au foyer et où des chasseurs lui apprennent la survie. La distribution était constituée des chasseurs, des travailleurs du foyer et des enfants. C’est leur histoire que le film raconte.

Dans des cartables bleus, la directrice garde les destins de tous les garçons et filles qu’elle a accompagnés au cours de ces années. Pour les protéger, elle ne veut pas parler de ce qu’ils ont vécu individuellement. Mais la plupart ont vécu des abus et des violences sexuelles. Leurs parents sont alcooliques, dépressifs ou décédés : chaque enfant connaît au moins un parent ou un ami qui s’est suicidé. « Le suicide au Groenland est comme une épidémie. » Elle se transmet des adultes aux enfants. Les jeunes surtout sont menacés. Les marques de strangulation sur le cou de certains en témoignent. Ann Andreasen sait qu’elle ne peut pas sauver tous les enfants : « Mais je peux au moins leur offrir une enfance. »

Dans la grande salle à manger, l’éducatrice spécialisée Rebekka Ju00f8rgensen, une douce Groenlandaise élancée, met la table pour le souper. Dans la soupe de poisson flottent des petits cubes de peau de baleine noire et luisante. Les enfants se tiennent par la main, ils prient pour leur viande quotidienne. De tels rituels ont pour but de leur donner une sécurité qu’ils ne connaissaient pas dans leur vie d’avant.

La musique comme remède

À peine les assiettes débarrassées, les jeunes vont chercher leurs instruments. La musique, Ann Andreasen en est convaincue, est comme un remède. Plusieurs des enfants nerveux deviennent calmes et recueillis quand ils tiennent un violon dans leurs mains. Au centre, ils ne jouent pas que de la musique classique, ils apprennent aussi les chants de gorge groenlandais Katajjaq, qui sonnent comme un sombre roucoulement, et les vieilles chansons de leurs ancêtres. Régulièrement, la directrice et les enfants voyagent autour du monde pour donner des concerts, au Venezuela, à Hawaï, en Allemagne, en Russie.

Cinq fillettes chantent la chasse au phoque et dansent en souriant : comme un chasseur, elles regardent au loin, imitent le mouvement de plongée des phoques, soulèvent un harpon invisible. Les garçons battent leur tambour de plus en plus vite.

Puis, c’est au tour d’Amy et de Dharma. Ils sont assis sur leur siège, leurs jambes balancent ; tous les yeux sont rivés sur eux. Dharma souffle dans sa petite flûte rouge en plastique, mais il n’arrive pas à en arracher les bonnes notes. Il lance la flûte par terre ; on dirait qu’il va fondre en larmes ou crier de colère. Mais Ann Andreasen le prend sur ses genoux et lui murmure quelque chose à l’oreille. Les yeux de Dharma s’illuminent. Il reprend sa flûte, mais la place sous son nez – et joue une mélodie. La femme sourit, contente. Les jappements feutrés des chiens, provenant de dehors, dans la noirceur, se mêlent à la musique.

Le savoir de la nature

La seconde ressource magique d’Andreasen contre la douleur, c’est la nature. C’est pourquoi le matin suivant, Knud est dans l’entrée et enfile des pantalons doux en fourrure d’ours polaire. Les autres enfants sont déjà à l’école. Seuls dans la salle du déjeuner, Amy et Dharma jouent et l’observent. Pour eux, Knud est comme un grand frère, un modèle. Même s’il a presque 18 ans et fait partie des plus vieux, la directrice lui rappelle toujours de s’habiller chaudement. Il a un rictus, des fossettes profondes se creusent dans ses joues, puis il s’enveloppe dans la peau gris-argenté d’un phoque annelé.

Sur la glace, les chiens l’attendent, ils gobent avec avidité les morceaux de viande de baleine séchée que Knud lance par terre devant eux. Il se rend chez Unnartoq, « l’homme qui porte en lui le feu ». Pour les enfants, il s’appelle simplement Grand-père. Il faut deux heures de route en traîneau à chiens à travers le désert de glace pour aller jusque chez lui. Depuis 25 ans, le vieux chasseur travaille pour le centre d’enfants. Il peut lire les traces des narvals et des bœufs musqués. Il a appris à Knud à dompter les chiens. Ensemble, ils ont attrapé le premier phoque de Knud et en ont partagé le foie cru.

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Il faut un village…

Ann Andreasen croit en ce diction selon lequel il faut un village entier pour élever un enfant. C’est pourquoi elle a rassemblé autour d’elle une équipe de 50 personnes. Des pédagogues, des professeurs de musique, de danse u2014 et des hommes comme Unnartoq. Car il n’y a qu’eux qui peuvent transmettre le savoir de la nature, qui, depuis des générations, se perd de plus en plus. « La nature nous contrôle et nous contrôlons la nature, dit Unnartoq. Chasser, ce n’est pas être fidèle à notre passé. Chasser, c’est notre âme, notre sang. » Son vieux téléphone portable sonne. Ann Andreasen est au bout de la ligne et demande si Knud est bien arrivé. Celui-ci roule des yeux avec insistance, énervé. Il est quand même presque adulte ! « Peut-être que je vais bientôt aller au Danemark, pour étudier, lance Knud. Ou je deviendrai mécanicien automobile. Mais tôt ou tard, je vais revenir à mes chiens. » La mère du centre, Ann, va continuer à veiller sur lui, peu importe si Knud choisit un futur au Groenland ou non. Elle suit à la trace ce qui arrive aux enfants. Il y a beaucoup de réussites. Quelques-uns de ses protégés sont eux-mêmes devenus travailleurs sociaux, ils et elles sont professeurs et pêcheurs, travaillent à l’aéroport ou comme vendeurs. Ann Andreasen raconte que la majorité reste liée au centre d’accueil, même une fois adultes.

Il y a une chanson que les enfants chantent souvent ensemble : « Qui est déjà allé à Uummannaq finit toujours par y retourner, car quelque part sur la petite île de falaises, il y a perdu son cœur. »