C’est par un beau vendredi ensoleillé de décembre qu’Isabelle Richer nous a convié à la rencontrer dans la nouvelle maison tout en verre et particulièrement lumineuse de Radio-Canada. Coïncidence, car « lumineuse» est certainement un qualificatif qui s’applique tout à fait à cette journaliste, connue essentiellement pour sa couverture des affaires criminelles québécoises les plus retentissantes du dernier quart de siècle. C’est à l’occasion de la sortie de son livre Ce que je n’ai jamais raconté que L’Itinéraire l’a rencontrée.

Pour l’entrevue, Isabelle Richer avait insisté pour que celle-ci soit menée par un camelot. Et comme le hasard fait bien les choses, elle voulait que ce soit nommément votre humble serviteur qui s’en charge. Pour la petite histoire, je dois dire que je la connais personnellement comme cliente du magazine, du fait que j’ai été camelot devant son épicerie de quartier dans Outremont. D’ailleurs, après qu’elle soit passée devant moi à de nombreuses reprises sans jamais s’arrêter (évidemment je la reconnaissais), elle s’est enfin attardée un soir pour me dire: « Je ne vois plus mon camelot habituel au palais de justice, donc à partir d’aujourd’hui, c’est officiellement toi que j’adopte ! » Moi qui lui servait du «madame Richer» gros comme le bras, elle m’a tout de suite stoppé: « Ben non voyons, appelle-moi Isabelle. » Une belle relation est née.

Toujours une surprise

Lors de la préparation de l’entrevue, la journaliste nous avait bien dit qu’elle n’avait que 40 minutes à nous accorder. Finalement, l’entrevue a duré bien plus d’une heure. Tout comme dans son livre, elle n’est jamais avare de confidences étonnantes et arrive toujours à nous surprendre avec une histoire improbable. Comme lorsqu’elle nous raconte ses années comme locataire dans le Plateau Mont-Royal, alors qu’elle était instructrice de karaté, elle s’est mise à courir comme une déchaînée après un cambrioleur qu’elle croisait chez elle au moins pour la deuxième fois. On lui avait pourtant répété de ne jamais agir ainsi, que tout pouvait dégénérer en un instant. Peu importe, un soir de réveillon, elle l’avait pris en chasse dans toute la ruelle sombre jusqu’à ce que l’intrus (probablement terrorisé) arrive à fuir in extremis dans un véhicule. « Mais Isabelle, si tu l’avais attrapé, tu aurais fait quoi ? », lui demandai-je. Question qui va demeurer sans réponse.

Comme bien d’autres, l’histoire de la carrière d’Isabelle Richer tient plus du hasard, de la surprise et du timing que du plan rigoureusement réfléchi. Après tout, quand on commence son université avec un bac en grec ancien et moderne et une passion pour l’archéologie et les pyramides, les perspectives de carrière dans le Québec des années 1980 sont pour le moins… approximatives. Sauf que quand on se retrouve journaliste télé pratiquement du jour au lendemain sans vraiment d’expérience et que notre première affectation vraiment significative a lieu un 6 décembre 1989 à Polytechnique, on se dit que le choix n’était peut-être pas si approximatif que cela en fin de compte.

Du loufoque à l’horreur

Impossible de résumer en quelques lignes le bouquin d’Isabelle. Dans une démarche presque thérapeutique, celle-ci a choisi de partager une partie des histoires et des horreurs auxquelles elle a été confrontée durant sa longue carrière. Certaines sont encore bien fraîches dans sa mémoire, d’autres complètement oubliées, voire inconnues. Il n’y a ni ordre chronologique, ni alphabétique ou encore moins «moral ou macabre». Avec le talent de vulgarisatrice et de communicatrice qu’on lui connaît, elle nous convie en quelque sorte à une visite guidée de plusieurs moments marquants qui habitent toujours les recoins de son esprit.

Certains sont presque drôles, comme la fois où elle devait faire du porte-à-porte dans le voisinage d’une scène de crime. Sauf qu’une des voisines en question était en fait une criminelle en cavale, recherchée, qui, reconnaissant Isabelle au travers de la porte, était certaine qu’elle venait d’être démasquée et s’en allait droit en prison. Ce n’est que plus tard que notre intrépide reporter apprendra la crise cardiaque qu’elle avait bien involontairement failli déclencher chez cette dame. Ou encore, cette histoire de vol à main armée dans une libraire du Plateau et la rencontre avec un sergent-détective undercover totalement improbable qui a fini par en découler. Un sergent qui deviendra un ami proche et le genre d’intimes qu’on invite lorsqu’on fait un lancement de livre.

D’autres histoires sont beaucoup plus sombres et dures, notamment les difficultés qu’on imagine parfois d’être une femme dans le milieu toujours très masculin du monde judiciaire. Ces réactions de dégoût carrément physiques face aux récits de certains crimes atrocement macabres, pour entendre ensuite dans les corridors des flics « un peu machos » faire l’étalage en riant de leurs souvenirs judiciaires les plus juteux et sanglants. Ou encore, sa réaction face aux récits de ce qui est probablement l’un des cauchemars féminins le plus répandu: celui de voir un maniaque bondir d’une ruelle sombre pour choisir une «proie» au hasard avant de commettre les pires horreurs.

Il manque un «je ne sais quoi»…

Le passionné de politique et de sociologie en moi ne peut s’empêcher de souligner ce qu’il aurait aussi aimé lire dans son ouvrage. Elle le dit elle-même, son livre n’est pas un essai et les questions concernant les grands enjeux entourant la justice sont des débats sociaux majeurs qu’on ne règle pas en quelques lignes. Néanmoins, après plus de 25 ans à couvrir les crimes les plus spectaculaires, à écouter tant les accusés que les victimes, à analyser tous les rouages du palais, on aurait pris au moins quelques réflexions sur certains aspects. Au-delà des comportements individuels, quelle idée se fait-elle, par exemple, de la police avec un grand P, comprendre ici le rôle de l’institution policière dans la société? Nul besoin de rappeler les débats en cours tant sur le racisme systémique que le profilage social, et bien des gens à L’Itinéraire et ailleurs pourraient témoigner que les relations entre policiers et personnes itinérantes sont loin d’être un long fleuve tranquille.

Dans un autre ordre d’idées, quelles réflexions lui inspirent des mouvements comme Me Too ou Black Lives Matters? Mouvements qui témoignent autant de la perte de confiance totale de très nombreuses personnes face à la justice traditionnelle que d’une nouvelle forme de tribunal populaire selon bien des détracteurs. Elle qui pratique depuis bien avant internet, comment voit-elle justement l’impact du web et des médias sociaux sur la justice en tant que tel, mais aussi sur ceux qui doivent en rendre compte dans les médias grand public, comme elle. Je le concède volontiers, prendre position sur des débats aussi polarisants, surtout quand on est une personne publique, charrie forcément son lot de polémiques. N’empêche, on sort de ce livre avec l’impression qu’il nous manque un «je ne sais quoi» et avec son sens de la communication hors pair, on est pratiquement certain que «les lumières» d’Isabelle auraient été particulièrement éclairantes.

Salut Isabelle. J’ai commencé ton livre par le 4e de couverture, et ma première question fut: «bac en études néo-helléniques». En bon français, what the f*#@? Tu ne pouvais pas faire des études grecques contemporaines comme tout le monde (rires) ? Avec un peu d’imagination, on peut dire que des tragédies grecques aux drames de palais, il n’y a qu’un pas que je viens de franchir. Donc, est-ce que ceci explique cela ?

En fait, je voulais être archéologue, jusqu’à ce que je me rende compte que c’est pas tellement au Québec qu’on allait trouver des pyramides (toutes découvertes par ailleurs). Je me suis inscrite ensuite à la maîtrise en lettres françaises, en littérature.

En même temps, en 1986, la chaîne TQS a ouvert. Comme j’avais toujours eu un attrait pour les médias dans mes études, je me suis dit: «C’est super, le chemin est tout tracé et y a justement un nouveau groupe de presse qui vient d’ouvrir. »

Alors je me suis présentée là en disant : « Je suis une fille intelligente et cultivée, vous n’auriez pas besoin de moi ? » De fait, j’ai été engagée comme recherchiste, jusqu’à ce que: badaboum!, il se passe quelque chose. Dans mon cas, le badaboum ça été Polytechnique en 89. Tu parles d’une affectation de fou !

Tous les médias avaient un correspondant de presse en permanence au palais sauf nous chez TQS. Je suis allée voir mon patron pour lui dire que j’étais intéressée par un poste du genre. Quand il me l’a offert, j’avais un peu peur au début de me tanner, que ça soit raide d’être toujours en présence de «méchants», de pédos, d’assassins et cie. D’un côté, oui c’est dur car tu côtoies la misère humaine au quotidien, mais de l’autre tu apprends comment fonctionne le système judiciaire qui, quoiqu’on en dise, demeure un pilier de nos démocraties.

Tu vois comment les juges fonctionnent, comment les avocats que tu adulais ne sont pas si «adulables» que ça. Tu découvres que la justice que tu voyais comme un système grand et noble coupe bien souvent les coins ronds. Tu constates que les policiers ne sont pas toujours honnêtes, comment on traite les victimes, comment les agents de probation peuvent être un peu «tatas». C’est ce qui fait que j’y suis resté tant d’années au lieu de partir au bout de quelques histoires abominables.

J’ai l’impression qu’il y avait une démarche cathartique derrière ce livre. Tu parles des traces que les drames ont laissées en toi et ton désir qu’il n’en reste « qu’un minuscule trou qui se refermerait tout seul ». L’écriture a-t-elle eu cet effet libérateur attendu ?

On verra, je ne sais pas encore si la thérapie par l’écriture a fonctionné. Mais ne pense pas, Mathieu, que je me réveille la nuit en pensant à quel point ma vie a été marquée par des histoires horribles. Ces histoires ne me sont pas arrivées à moi et je n’en ai même pas été témoin. Je les rapporte après coup et je crois que ça m’a aussi ouvert les yeux sur des réalités auxquelles je n’étais pas particulièrement exposée. Comme je viens d’un milieu gentil et aimant, le palais de justice te fait aussi réaliser cette chance. Donc, est-ce que ce «trou dans mon âme» s’est refermé? On verra bien avec le temps.

Vous venez de lire un extrait de l’édition du 1er février 2023. Pour lire le texte intégral, procurez-vous le numéro de L’Itinéraire auprès de votre camelot.