Peut-on s’aimer dans la rue ? Quand nous avons posé la question à Jason et Brendan, deux jeunes de rues montréalais, ils nous ont regardés, interloqués : « Pourquoi ne pourrait-on pas ? » « Bien sûr que l’amour existe ici. J’ai vu des couples qui tombent amoureux dans la rue comme dans n’importe quelle autre relation, souffle Brendan, un jeune homme qui parle avec une grande douceur.

Les gens qui vivent dans ces conditions font face à des montagnes de problèmes, j’imagine que ça rapproche. Ce n’est pas la vie la plus facile, mais il y a de l’amour dedans. »

À 27 ans, Brendan appartient à un groupe emblématique de Montréal : les Squeegee Punks. Composé d’une vingtaine de personnes, le groupe doit sa dénomination à l’anglais squeegee, un terme qui évoque la petite raclette avec laquelle ils lavent les parebrises des automobilistes, en échange de quelques sous.

Ce jour-là, nous en retrouvons plusieurs au croisement du boulevard Saint-Laurent et de l’avenue des Pins. Jason et Brendan acceptent de nous parler, les autres préfèrent travailler. À 15 heures, il y a du trafic sur le boulevard, donc pas question de chômer. À chaque fois que le feu passe au rouge, les Squeegees se fraient un chemin entre les voitures et sélectionnent un parebrise. Ils le lavent avant, demandent l’autorisation après. Certains automobilistes les laissent faire. D’autres s’énervent. Le propriétaire d’une Toyota sort même de sa voiture, excédé. Le responsable est hilare, il a l’habitude et puis, la provoc’, il a plutôt l’air d’aimer ça.

Sobre par amour

Assis sur un banc, Jason et Brendan observent leurs camarades, amusés. Depuis quelques mois, Brendan ne consomme plus de drogues. « Je bois toujours, confie-t-il. Mais ce n’est rien, comparé à avant. Je ne me shoot plus. Et puis, je ne vis plus dans la rue. »

Si le jeune homme est sorti de ses dépendances, c’est grâce à sa compagne, avec qui il s’est mis en couple il y a un an. « Elle m’a ramené à la vie. Si ce n’était pas pour elle, je me shooterais encore tous les jours », affirme-t-il. Ensemble, ils ont un logement en dehors de la ville. Lui vient ici chaque jour, mais ce n’est plus comme avant. « La relation que nous avons ensemble, c’est spécial. On marche dans la rue, on se tient la main. Comme des gens normaux, sourit-il. Elle est un peu plus responsable que moi : elle va à l’université. Mais elle accepte ce que je fais.

Elle voit que je fais de mon mieux pour évoluer. La preuve, j’ai passé un entretien d’embauche aujourd’hui même ! » Presque trentenaire, Brendan a l’air sincère. Il avoue qu’à part quelques écarts, il est plutôt du genre à rechercher une relation sérieuse : « c’est parce que je vieillis ». D’ailleurs, il croit que l’amour peut durer toujours.

Cette confession fait marrer Jason, 44 ans et des yeux clairs. « Moi j’ai déjà été marié. J’ai divorcé il y a une dizaine d’années. Je suis un peu réticent à m’engager maintenant, raconte-t-il. Et puis honnêtement,

aujourd’hui, je ne connais personne qui reste en couple avec la même personne plus de sept ans. C’est peut-être parce que tout s’est accéléré, y compris l’amour. »

Famille de rue

En dehors de sa raclette et d’un peu de bière stockée dans une bouteille en plastique, Jason n’a pas franchement l’air d’un Squeegee. Ses gestes sont maniérés, contrôlés. Contrairement à ses pairs, ses vêtements sont d’une relative sobriété. Pourtant, l’homme, qui se définit comme un « punk de la vieille école », a passé presque la moitié de sa vie dans les rues. Du fait de leur différence d’âge, Brendan considère Jason comme une sorte de père. « Parce qu’il ne me laisse pas me mettre dans des situations stupides », dit-il.

Tous deux sont très affectueux l’un envers l’autre. Une nécessité pour Jason. « Les gens ne vivent pas longtemps dans la rue. La plupart durent cinq ans, pas plus. Quatre-vingt-dix-neuf pourcent de mes amis sont morts, dit-il de but en blanc. Parmi les Squeegees, on est plusieurs à ne plus avoir de famille. Alors on en a recréé une pour survivre. »

« Oui, on passe beaucoup de temps ensemble, on s’entraide, on s’assure que tout le monde se lève le matin et reste en vie, ajoute Brendan. Et puis on partage tout. Si j’achète un sandwich, Jason aura la moitié. C’est ça l’amour aussi, c’est une forme de protection mutuelle. » Comment en sont-ils arrivés-là ? Difficile de le savoir. Ils restent très évasifs. Autour de nous, les passants sont distants. La plupart du temps, ils ignorent la présence du groupe. Certains les contournent, changent même de trottoir. Jason et Brendan ont l’habitude, mais ne s’en offusquent pas. Montréal, c’est leur ville autant que celle de tous ces gens.

En revanche, ce qui inquiète Jason, c’est que l’état de la rue empire dans l’indifférence générale. « Les gens sont de plus en plus pauvres, de plus en plus seuls. Il y a de plus en plus de violence, de plus en plus de drogue. J’ai l’impression d’être le seul à voir que la classe moyenne est en train de disparaître. »

Un corps pour une dose

Selon lui, les premières victimes des horreurs de la rue, ce sont les femmes. « C’est sûr que c’est vraiment dangereux pour elles. C’est souvent pour ça qu’on voit des duos dans la rue : le couple, pour une femme, ça peut être une manière de se protéger. »

Parmi les menaces qui planent sur les femmes de la rue, il y a la prostitution. « Quand je lave des parebrises dans la rue avec une fille, au moins une fois par jour un automobiliste va la solliciter pour coucher avec elle, affirme Brendan. Ces hommes-là, ça pourraient être n’importe qui : des pères de famille, des hommes âgés, des jeunes. » Bien sûr, toutes les femmes ne cèdent pas. Dans la bande de Brendan et Jason, certaines se contentent de jouer de la guitare et de laver des vitres pour survivre. « Mais en même temps, il faut comprendre celles qui le font : en lustrant des parebrises, si tu as de la chance, tu peux faire 100 $ en une journée. En te prostituant, tu vas gagner ces 100 $ en 10 minutes, indique Jason. Or, les filles des rues sont souvent accros à la drogue, alors, pour payer leur dose, elles font des choses qu’elles ne feraient pas d’habitude. »

Pour ce quarantenaire, les filles ignorent souvent les risques qu’elles prennent. « Ce que certaines ne comprennent pas, c’est que quand tu montes dans la voiture d’un gars, ça peut devenir vraiment dangereux. Et franchement, quand tu vis dans la rue, tout le monde s’en fout de toi. Si tu disparais, on ne va pas venir te chercher. »

L’hiver dernier, Jason sortait avec une fille qui se droguait beaucoup. Un jour, il a découvert qu’elle se prostituait pour payer sa dose. « Quand je m’en suis rendu compte, je l’ai quitté. Je suis peut-être old-fashionned, mais je ne suis pas très branché polygamie. »

Depuis, il dit se tenir éloigné des filles de la rue. « Ça peut paraître bizarre, sachant que je suis sous méthadone et que je suis un Squeegee, mais j’essaye de me trouver des filles sérieuses. » D’ailleurs, selon lui, la drogue n’empêche pas de tomber amoureux, bien au contraire. « Quand tu es vraiment accro aux opioïdes, tu n’as plus beaucoup de désir sexuel. Donc ce qu’il te reste, c’est l’amour, un amour platonique. J’ai vu des gens qui ne pouvaient plus faire l’amour mais qui s’aimaient comme des fous. »

L’excitation de la rue

Justement, qu’en est-il du sexe, quand on fréquente les rues ? Le thème lancé, Jason et Brendan rigolent. « Pour le sexe, il y a toujours des petites allées où c’est possible. Parfois, une personne va passer, mais tu essayes de ne pas y faire attention, s’amuse Brendan. Et puis, ça peut être excitant, il y a des gens qui aiment le faire en public. Moi, pour être honnête, je m’en fous, je trouve que ça met un peu de piquant. »

Jason nuance : « Après, tu ne fais pas ça dans un quartier où il y a des enfants, en pleine journée. On ne veut pas non plus choquer. Et puis tu mets une couverture sur toi, ou tu fais ça tard le soir, quand il n’y a pas grand monde dans les rues. »

Question protection, les deux amis affirment être consciencieux. « Je suis super sérieux à propos du préservatif, souligne Jason. Là, j’en ai cinq dans ma poche. Il y a tellement de maladies aujourd’hui. Surtout ici. Les gens de la rue ne sont pas les gens les plus clean de la terre. »

Il se tourne vers Brendan comme un père s’assurant que son fils a retenu quelques leçons en matière d’éducation sexuelle. « Toi maintenant, tu es en couple, tu es fidèle, tu sais que tu n’as pas le sida ? » « Oui, je fais souvent des tests sanguins à ma clinique de méthadone », répond le jeune homme.

Au bout d’une demi-heure, quelques gestes d’impatience se font sentir. Il est temps de retourner au travail. Brendan s’attarde quelques secondes. « Vous savez, l’amour ça peut changer quelqu’un. Moi ça m’a donné envie de continuer. Pour le moment en tout cas. Et pas que l’amour charnel, l’amour fraternel aussi. L’amitié quoi. »

Cette après-midi-là, dans la bande des Squeegees, une jeune fille, plus distante, préfèrera ne pas nous parler. Une bière à la main, elle précise : « Je viens de me lever. Revenez une autre fois. »