Auteur de Du bonheur: un voyage philosophique, Frédéric Lenoir a profité de son passage à Montréal pour nous expliquer sa conception du bonheur. Pour le sociologue et philosophe français, le besoin de performance incessant met trop de pression sur les individus. Auteur de Du bonheur: un voyage philosophique, Frédéric Lenoir a profité de son passage à Montréal pour nous expliquer sa conception du bonheur. Pour le sociologue et philosophe français, le besoin de performance incessant met trop de pression sur les individus. Ces derniers ont alors tendance à culpabiliser d’être par moment malheureux. Or, il prône l’acceptation de tous ces moments, positifs ou négatifs, puisque sans eux la quête d’un bonheur empreint de joie durable n’aurait pas la même saveur.
Le bonheur est-il forcément lié au plaisir ?
Chacun a sa définition du bonheur. Les Grecs ont conceptualisé cette notion comme une satisfaction globale et durable. Ils l’ont ainsi distingué du plaisir qui n’est qu’une émotion passagère, bien qu’elle soit plus courante. Le plaisir a deux inconvénients : le premier est qu’il n’est pas durable et le second est qu’il dépend toujours des causes extérieures. Par exemple : vous avez soif, vous buvez de l’eau et si vous ne pouvez pas en boire, vous êtes frustrés. En somme, il existe en philosophie une différence entre le bonheur qui peut être perçu comme un état d’être et le plaisir qui n’est que ponctuel.
Existe-t-il un lien avec le sentiment de joie ?
La joie ressemble au plaisir à cause de son caractère ponctuel. C’est une émotion beaucoup plus forte et plus intense, mais tout de même passagère. C’est ce que l’on ressent lorsqu’on réussit un examen, que l’on rencontre un ami que l’on n’a pas vu depuis très longtemps ou que notre équipe de soccer a gagné. Mais après l’événement, c’est un sentiment qui retombe. Par contre, il existe un type de joie qui peut durer toujours : il est possible de devenir joyeux et de s’approcher ainsi du bonheur.
Est-ce que cela signifie que l’on ne peut atteindre le bonheur sans le sentiment d’une joie permanente ?
Pas vraiment parce qu’il existe un type de bonheur qui se fonde plus sur la paix intérieure et la sérénité que sur l’émotion de joie. Il y a des personnes qui ne sont pas forcément dans l’émotion et pour qui le bonheur est plutôt un état global de satisfaction. Il y a d’ailleurs deux grandes écoles de pensées philosophiques : ceux qui prônent la recherche de la sérénité. C’est le cas des stoïciens et des bouddhistes qui sont à la recherche de l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de trouble. Et la seconde école est plus celle des taoïstes ou de Nietzsche qui nous disent qu’il est plus important de cultiver la joie et les expériences émotionnellement fortes, même si cela peut générer certaines souffrances comme l’amour ou de l’attachement. Et, c’est la raison pour laquelle les bouddhistes disent qu’il faut éviter de s’attacher pour ne pas souffrir, même si cela signifie d’être moins heureux.
Quand on parle du bonheur, on entend souvent qu’il faut partir à sa recherche, comme s’il s’agissait de quelque chose qui devait forcément nous échapper ou qui reste difficile à atteindre. Quelles en sont les raisons ?
C’est instinctif. S’il est vrai qu’aujourd’hui en Occident, on se pose de plus en plus de questions sur ce qui nous rend heureux, cela n’a pas toujours été le cas. La recherche du bonheur est tout à fait naturelle en ce sens où l’on souhaite être satisfaits de son existence. On se souhaite le repos plus que la fatigue. Cette recherche est inconsciente même si l’on utilise différents moyens (livres, méditation, conférences, ou coachings) pour y parvenir. La question qui par contre devient de plus en plus universelle est liée aux moyens d’éviter la souffrance et le malheur.
Est-ce que cela signifie que le bonheur doit être notre quête ultime ?
Depuis plus de trente ans, il y a une certaine injonction au bonheur qui règne dans nos sociétés occidentales. On dit aux individus qu’ils doivent à tout prix être heureux et que s’ils ne le sont pas, ce sont des losers. Il faut toujours dire que tout va bien, même si rien ne va. Vous devez à tout prix aller bien. Et si rien ne va, c’est comme si vous vous mettiez en marge de la société parce que vous êtes considéré comme un raté.
À quoi est due cette injonction et quels en sont ses effets ?
Cette injonction du bonheur est liée, je pense, au culte de la performance que l’on retrouve surtout dans la culture américaine. Ces valeurs fondées sur la recherche du bien-être sont liées à une posture sociale : il faut avoir l’air heureux pour être heureux. Du coup, beaucoup de personnes se sentent coupables de ne pas l’être, d’avoir des hauts et des bas dans leur vie. C’est terrible puisque cela les rend plus malheureux. C’est pourquoi je crois qu’il ne faut pas imposer le bonheur, mais bien plus proposer des solutions. Quand on lit certains ouvrages, il est possible de comprendre comment mieux vivre ou éviter de penser négativement. C’est un fait, ces livres aident tout de même beaucoup de personnes.
Si on est obsédés par la recherche du bonheur, c’est que l’on a un problème avec ce sujet-là. Très souvent, ceux qui en parlent beaucoup, jusqu’à en faire un métier, sont très malheureux. Il y a souvent une dichotomie entre le message positif et la réalité vécue. C’est pourquoi ce n’est pas rare de voir des personnes qui paraissent très positives devant affronter des situations parfois très atroces, comme une maladie.
Avons-nous perdu la notion du bonheur simple ?
Je crois que la majorité des personnes vivent en ayant une vision d’un bonheur simple : passer du temps en famille ou entre amis, faire des activités intéressantes, etc. Autour de moi, très peu de personnes se posent des questions sur le bonheur puisqu’ils le vivent au quotidien par des plaisirs cumulés. Après quand on traverse une crise qui peut être existentielle, affective ou morale, il est possible de se poser beaucoup de questions. Personne n’a jamais été acheté un bouquin sur le bonheur sans être en crise ou en difficultés, sans se remettre en question ou sans chercher un sens à leur vie.
Dans vos travaux, vous parlez souvent de l’importance de vivre dans l’instant présent… N’est-ce pas trop ésotérique comme vision ?
Non, je ne pense pas. Je crois que si l’on comprend l’importance d’être présent dans l’instant, dans le sens d’être attentif à tout que l’on fait, tout ce que l’on ressent, cela nous permet d’être heureux. Aucune expérience ne peut être agréable si nous ne sommes pas pleinement en train de la vivre. Si vous prenez votre douche le matin sans aucune présence, que vous buvez votre thé ou café sans aucune présence ou que vous marchez dans la rue sans même regarder le soleil qu’il peut y avoir et que cela va jusqu’à rencontrer un ami sans être vraiment là, vous n’aurez aucun plaisir dans la vie. Par l’accumulation de ces petits plaisirs où l’on est présent, on peut atteindre le bonheur. Vous avez des gens qui sont dans des pays pauvres avec trois fois rien et qui sont beaucoup plus heureux que nous en Occident…
Oui, c’est souvent ce qu’on entend dire. Cette affirmation est-elle si vérifiable que cela ?
Oh oui et il faut le voir pour le croire ! Quand vous vous promenez dans le métro parisien, les gens font la gueule, mais quand on se retrouve en Asie ou en Afrique, le monde a le sourire. Il y a beaucoup plus de simplicité et de joie de vivre dans ces coins du monde. Après, je ne dis pas que la vie dans un bidonville est facile, je dis simplement qu’en travaillant plusieurs mois à Calcutta en Inde, j’ai rencontré du monde joyeux alors qu’ils avaient de nombreuses souffrances et difficultés. Ils étaient dans une certaine acceptation et d’amour inconditionnel de la vie sans s’imaginer être heureux uniquement quand ils auront une grande maison ou le dernier VUS ! En Occident, il faut tout de même avouer que nous sommes devenus très exigeants envers la vie et que tant que l’on n’a pas tout ce que l’on veut, on ne parvient pas à se sentir heureux. Ce critère d’exigence n’a pas cessé d’augmenter alors que pour des personnes qui vivent dans un système plus traditionnel, le principal est d’avoir un toit, de pouvoir manger à sa faim ou boire à sa soif. uniquement quand ils auront une grande maison ou le dernier VUS ! En Occident, il faut tout de même avouer que nous sommes devenus très exigeants envers la vie et que tant que l’on n’a pas tout ce que l’on veut, on ne parvient pas à se sentir heureux. Ce critère d’exigence n’a pas cessé d’augmenter alors que pour des personnes qui vivent dans un système plus traditionnel, le principal est d’avoir un toit, de pouvoir manger à sa faim ou boire à sa soif.
À partir de quel moment nos besoins sont-ils devenus plus complexes en Occident qu’ailleurs ?
Je pense que cela remonte globalement aux années 80 qui marquent le passage à l’individualisme et au consumérisme. Et ce alors qu’avant, nos valeurs dominantes étaient en lien avec l’amour et la famille. Depuis ce temps, il est important de changer de voiture tout le temps, de viser les dernières marques de chaussures ou de vêtement. Mais actuellement, je crois que si certaines personnes sont encore là-dedans, beaucoup d’autres commencent à se remettre en question en préférant la sobriété et en évitant de mettre toute son énergie dans la consommation. Comme si l’on se rendait compte que si nous voulons vraiment être heureux, il vaut mieux avoir des amis et surtout avoir le temps de les voir.
Est-ce que l’usage des réseaux sociaux a redéfini le bonheur ?
Je suis un peu présent sur Facebook et moins sur Twitter. Quant aux autres réseaux sociaux, je ne les utilise pas vraiment. Par contre, c’est vrai qu’il y a sur ces outils, un besoin de se faire valoir à chaque occasion. Il faut toujours montrer que tout va bien, mettre en scène sa vie. En suivant certains des échanges, je vois bien qu’il y a plus une tendance à mettre en valeur plus souvent ce qui est positif, mais c’est un problème général de la société. On a du mal aujourd’hui à montrer ses failles et ses problèmes, il faut toujours et en permanence aller bien. Or, je crois que le vrai bonheur c’est avant tout d’être soi-même. D’assumer ces moments où l’on n’est pas heureux, où l’on n’a pas envie d’être en contact avec du monde ou au contraire, ces moments où l’on déborde de joie et que l’on a envie d’être en contact avec le monde. Il y a un livre que j’adore à ce sujet écrit par Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi : dépression et société. Ce qu’il nous dit, c’est qu’au 20e siècle, c’était la névrose qui avait la cote, notamment à cause de la pression morale, mais qu’aujourd’hui, on est plus à risque d’être en dépression. Une maladie qui vient en grande partie de ce qui est le mot d’ordre de la modernité qui est l’accomplissement de soi ou l’idéologie du bonheur. Il nous est tellement dit que l’on doit à tout prix être performant et s’accomplir que lorsque nous n’y arrivons pas, on tombe en dépression.
Pourquoi dites-vous qu’il existe une pression sociale qui nous oblige à être parfaits et performants ?
Parce qu’on se compare aux autres en permanence ! Ce qui signifie que nous sommes dans une forme de compétitivité qui devient quasiment un besoin. Et, la comparaison et la compétition font qu’aujourd’hui, beaucoup pensent qu’il faut avoir l’air le plus heureux possible parce que cela devient la valeur suprême. Il faut montrer que l’on est très heureux et que l’on a réussi sa vie. Or, ce que nous dit Socrate, c’est que l’on peut être heureux et totalement égoïste comme on peut être malheureux, mais s’occuper de la justice sociale, des autres et vivre selon le bien commun. Ce qu’il nous dit c’est qu’une vie réussie est une vie qui tient compte des autres dans laquelle on est utile, quitte à ce que ce soit parfois compliqué, difficile ou que cela nous demande des efforts. Cela dépend de nos objectifs personnels: est-ce que l’on veut être heureux à tout prix quitte à écraser les autres ou est-ce que l’on veut être utile à la société et apporter quelque chose qui dépasse mon bonheur individuel ?
Vous considérez-vous comme étant réellement heureux ?
Oui, je suis heureux parce que j’aime la vie. Et je me rends compte que cela n’a pas toujours été le cas. Il y a eu des moments où j’ai été mal dans ma peau, où j’avais des complexes et où je manquais de confiance en moi. J’ai donc fait un travail psychologique et spirituel. Tout cela m’a allégé de toutes mes contradictions et pensées qui me perturbaient. Plus ça va, plus j’apprends à prendre la vie comme elle est, avec ses bons moments comme ses difficultés. Je tente de vivre le moment présent, de consentir à la vie. Oui, parfois je peux avoir des tristesses, mais malgré tout cela, rien ne m’enlève cette sérénité profonde qui fait que je suis bien. Je crois que c’est cela qui me rend profondément heureux en permanence. La vie a quelque chose de magique quand on sait la regarder comme cela.