Le temps des pommes est commencé et la plupart d’entre nous irons probablement au verger en cueillir un beau panier. Nous payerons pour un panier vide, dans lequel seulement un certain nombre de pommes pourront entrer. Évidemment, nous choisirons de belles pommes rouges bien juteuses et laisserons de côté celles qui sont piquées par les vers ou que nous aurons échappées et « poquées ».

Chaque année au Québec, les gens sont de plus en plus endettés, le coût des aliments et des logements augmente et le nombre de personne en situation de vulnérabilité sociale ou économique monte en flèche. Les organismes communautaires, de leur côté, doivent déployer des trésors d’ingéniosité pour boucler leur budget et continuer d’offrir leurs services à une clientèle toujours grandissante. Dans ce contexte, la société, par le biais des contributions des bailleurs de fonds gouvernementaux et privés, veut constater les impacts réels de son implication monétaire dans tel ou tel projet. En clair, on veut « mesurer » le succès des organismes financés à l’aide d’objectifs quantifiables. Comme vous et moi, en visite au verger, elle veut remplir son panier du plus grand nombre possible de belles pommes rouges.

Alors on finance les organismes pour « sortir les gens de la rue », « éradiquer l’itinérance à Montréal » ou « réinsérer les itinérants dans la société ». On s’attend à ce qu’en X nombre de mois, Y nombre de personnes en situation de vulnérabilité sociale ou économique se soient trouvé un logis et un emploi. Plein de belles pommes rouges dans le panier.

Or, accompagner des personnes dans leur cheminement vers la réinsertion sociale, ce n’est pas mesurable de la même manière que la construction d’une école ou le nombre de repas offerts à des écoliers. Alors que tous sont perchés dans les arbres à chercher les pommes les plus grosses et les plus rondes, L’Itinéraire récolte ses pommes à même le sol; celles qui ont été échappées, piétinées et meurtries par la vie. Certaines de ces pommes, même si on les astiquait avec vigueur durant X nombre de mois, ne redeviendront pas rouges et parfaitement rondes. L’Itinéraire accueille également sans distinction les pommes vertes et jaunes. Elles ne feront cependant jamais partie du panier.

L’Itinéraire, c’est bien plus qu’un magazine. Il faut être conscient du travail phénoménal accompli derrière le camelot qui vous a vendu cette édition spéciale. Pour se tenir devant vous, ce camelot, peut-être délaissé et trahi par sa famille, ses amis ou la société, probablement aux prises avec un problème de dépendance quelconque, parfois depuis très longtemps, a certainement dû combattre ses démons, accepter de l’aide, faire confiance, se trouver un logement. Et encore, il a dû acquérir non seulement une batterie de compétences, dont des techniques en rédaction, en gestion d’entreprise et en vente, mais il a également dû lutter contre l’angoisse de faire face à la foule et à l’ignorance ou aux préjugés des passants vis-à-vis ses efforts pour s’en sortir.

Demandez à votre camelot pourquoi il est membre de L’Itinéraire. Au-delà de l’empowerment, des services qui lui sont offerts, des sous que l’écriture et la vente du magazine lui rapportent et des formations qu’il reçoit, il vous répondra certainement qu’à L’Itinéraire, il brise l’isolement social. Il partage ses idées et est respecté par ses pairs. Il peut être fier de lui, de ses réalisations, et y puiser la confiance et l’estime nécessaires pour rêver de projets et bâtir sa réussite. Certains y arrivent, d’autres recommenceront plusieurs fois avant d’y arriver. Très peu d’entre eux y parviennent à l’intérieur des X mois fixés par la société et ses bailleurs de fonds. On ne peut pas quantifier les bénéfices d’avoir rendu sa dignité à quelqu’un.

Depuis 25 ans, c’est ainsi que L’Itinéraire aborde la réinsertion sociale des camelots. Je vous suggère vivement la lecture des témoignages de camelots à la section « Où étiez-vous il y a 25 ans ? » pour imager de manière poignante ce qui précède.

À L’Itinéraire, nous considérons que les pommes jaunes, vertes ou poquées sont aussi bonnes que les pommes rouges. Même si nous ne pouvons pas toujours remplir un panier de belles pommes rouges, nous offrons de la délicieuse compote et de l’excellente croustade aux pommes depuis 25 ans. Il me semble que la société en sort gagnante, non ?