Nous, les gens de la basse classe, avons l’habitude de fréquenter des centres communautaires. Parfois même, nous nous insurgeons de la qualité des services ou de la dimension quantitative des prestations. Mais est-ce que nous nous enquérons de l’humain derrière le titre d’intervenant ? C’est ce à quoi s’intéresse Le peuple du décor de Danny Plourde. Ce roman est digne de nous guider sur la voie de la compréhension du travail social dans le milieu de l’itinérance, de l’itinérance elle-même et des rouages administratifs d’un organisme qui leur vient en aide.

Le peuple du décor fait allusion à une communauté d’itinérants du centre-ville de Montréal que la société tente de rendre invisible. À travers le quotidien d’un intervenant natif de l’Hexagone, le récit décortique la vie de ces clodos qui déambulent au cœur de la métropole.

Dur comme la rue

Clovis est intervenant Au bercail, un organisme montréalais qui vient en aide aux itinérants. Fraîchement débarqué au Québec, Clovis n’a pas toujours le sourire facile, comme un geôlier, un psychologue ou bon nombre de ses compères. Lui arrive de Marseille, en France. À Montréal, il bénéficie d’un permis de travail temporaire.

Monsieur et madame Tout-le-Monde savent que la vie dans la rue doit être rude. Même s’il est difficile de s’imaginer l’enfer dantesque de ces malheureux qui rôdent à longueur de temps et ne cessent de battre le pavé avec leurs semelles. Pour d’autres, qui évoluent dans ce milieu depuis toujours, toute cette réalité et ses dérives sont du déjà-vu. Le peuple du décor plonge au centre de certaines vérités : contrebande, abus, violence, exploitation sexuelle.

Le peuple du décor est un livre dans lequel il est aisé de se reconnaître. Mieux encore, il nous déclenche la chair de poule en s’imaginant que nous pourrions être l’un des protagonistes décrits.

Un lecteur déconnecté de cette déchéance sociale se sentira probablement spectateur, voire impuissant. Néanmoins, ce livre réveillera peut-être le goût de quelques allers et venus dans le Quartier latin. Coucher quelques heures au parc Émilie-Gamelin suffit à se familiariser avec les lieux, les intonations, l’accent, l’ambiance.

D’ailleurs, l’une des singularités du roman réside dans le registre de langue spécifique au monde de l’itinérance et de la nuit qui contraste fortement avec le français utilisé par le marseillais. Le peuple du décor fait un impressionnant étalage d’argot nuancé et révolté contre un système prétendu injuste. Toutes les tournures défilent ; un style imprégné d’une vive réalité de la rue qui n’est ni vulgaire, ni sublime, ni belle, ni laide.

Le doigt dans l’engrenage

Au-delà de la rue, il y a le système et ses acteurs : la politique municipale et les coupes budgétaires qui affectent les services sociaux, combinés aux opportunistes dignes de Zola ou de Maupassant pour qui la misère humaine n’est qu’une statistique. Puis, il y a l’espoir offert par quelques rares « variétés humaines » : ceux qui briguent un mandat pour mieux servir.

Clovis, plus proche des itinérants que de ses collègues, s’insurge : Il « parvient mal à accepter que tout un peuple de laissés-pour-compte grogne en marge. » Les jeux de pouvoir, les désillusions et les trahisons l’entraineront dans un cercle vicieux : semaines de travail monotones, beuveries, réveils tardifs. Une existence insensée le mène alors à une transition rare dans le milieu, passant d’une sympathie pour les itinérants à l’un d’entre eux.

Si Danny Plourde se présente comme romancier, il n’en reste pas moins que son petit dernier est empreint d’un réalisme étonnant, digne d’un théâtre documentaire.

On a faim. On est fatigués. On est déshydratés. […] On a mal au ventre, aux cheveux, à l’âme. On a l’humanité dans le fond de culotte.

Extrait du roman

La révolte des clodos

Nous nous souvenons tous de Mario Hamel, un sans-abri tué en 2011 alors qu’il était en état de crise. Cette bavure policière avait défrayé les chroniques. Une émeute s’était déclenchée suite à ce triste événement.

Danny Plourde reprend cette tragédie montréalaise pour dépeindre une révolte et fait ressortir toute l’humanité des protagonistes. Les démunis du Bercail sentiront menacé le plus sacré de leurs droits : le droit à la vie. Le tout tournera en émeute. Une révolte à laquelle l’intervenant français participera activement, rempli de culpabilité de ne pas avoir su veiller sur ce malheureux, flingué au milieu de Montréal.

D’ailleurs, le choix d’un ressortissant français par l’auteur comme personnage de révolte n’est peut-être pas un hasard ; rejeton de cette nation des droits de l’homme, de la révolution. C’est comme revivre l’assaut de la Bastille, dans une bataille contre une nouvelle forme de dictature, celle de : police partout, justice nulle part.

Les gens qui habitent la rue se ressemblent en apparence, sont victimes des mêmes préjugés, sont accablés par les mêmes événements. Mais ils se distinguent par leur trajectoire. D’où viennent-ils ? Comment en sont-ils arrivés là ? Certains d’entre eux ont des parcours de vie particulièrement émouvants dans Le peuple du décor. D’autres sont tellement ancrés dans la rue qu’on ignore s’ils ont un jour vécu ailleurs. Nez de Chat, un jeune haïtien déraciné est doublement stigmatisé. Des Morilles, dont l’attitude bienveillante et douteuse peut navrer, laisse parfois le lecteur pantois et enfin Foie de Bœuf, protecteur à sa façon, dépeint une sombre conséquence de la rue, celle d’être rejeté par les siens.

Le roman raconte des événements qui me touchent personnellement. Au Bercail a l’air d’un des centres de jour où j’ai mes habitudes. De plus en plus, je dévisage les gens pour reconnaître un Des Morilles, un Nez de chat ou un Foie de Bœuf.

Le roman me fait aussi peur, car je n’ai pas assez fréquenté la rue pour en connaître toutes ses zones sombres. En somme, j’étais un itinérant élitiste. La rue, j’y ai dormi, mais j’ai veillé à ne jamais y vivre. Ce livre m’a aidé à déconstruire mes propres préjugés à l’égard de cette communauté. Les gens qui la peuplent ne sont ni bons ni mauvais. Ils sont comme nous. Notre empathie et notre respect doivent surmonter nos appréhensions ; pas besoin d’être à leur place pour les comprendre. Ces gens boudés par la vie ne sont pas un élément et un accessoire du décor. Ils sont plutôt au cœur de la métropole.

 

À défaut de devenir le cinéaste dont il rêvait, Danny Plourde s’est rabattu sur la littérature. Seulement, « on ne peut pas survivre grâce à l’écriture au Québec », précise-t-il. Il s’est donc tourné vers l’enseignement. Le peuple du décor a été écrit pour rendre hommage aux efforts et aux services rendus dans un centre de jour. D’ailleurs, le lecteur pourra facilement reconnaître l’Accueil Bonneau dans Le peuple du décor. Mais Danny Plourde rappelle que son roman est « une œuvre de fiction. Ce n’est pas une étude sociologique ou anthropologique. » Danny Plourde n’a pas connu l’itinérance proprement dite. Mais à l’été 2007, il s’est retrouvé démuni à la suite d’un voyage en Corée. Il s’est rapidement senti comme un fardeau pour ses amis et s’est mis à vagabonder. C’est en partie pour cette raison que ses textes s’intéressent aux communautés marginales dont celles des itinérants qui, généralement, ne défrayent les chroniques qu’à la suite d’un malheur. L’écrivain, natif de Saint-Jean-sur-Richelieu, cultive une relation suivie avec ses personnages. D’ailleurs, Clovis, le personnage principal de son dernier roman, revient dans plusieurs autres. Malgré la dureté des sujets qu’il aborde et la réalité qui l’entoure, Danny Plourde reste optimiste. Il croit en l’humanité qui saura triompher de toutes les atrocités du présent qui dépassent parfois la fiction.

Photo : Mario Alberto Reyes Zamora