PAR CHRISTOPHER CURTIS, COLLABORATION SPÉCIALE

Forcés de se déplacer du square Cabot où ils avaient leurs quartiers, de nombreux Inuits en situation d’itinérance ont élu domicile à Milton-Parc où les conditions de vie sont aussi difficiles que la cohabitation avec les gens de la place. Le journaliste Christopher Curtis, primé pour ses reportages percutants, nous y donne un accès privilégié, lui qui connaît bien les Inuits et les intervenants qui les côtoient au quotidien. Voici leurs histoires et celles de ceux qui veulent leur venir en aide.

« C’est une bonne place pour des deuxièmes chances »

Pierre Parent prononce ces paroles comme un mantra.

Alors qu’on se trouvait en plein cœur de Milton-Parc, ce n’était pas clair s’il me parlait de sa propre rédemption ou de sa volonté qu’elle se manifeste ici. D’une façon ou d’une autre, ça prend un optimisme hors du commun pour avoir ne serait-ce qu’un semblant d’espoir dans ce quartier du centre-ville.

On pourrait dire que Milton-Parc est un microcosme de tout ce qui est brisé dans ce pays. Des Inuits qui se relaient pour dormir sur le trottoir, accotés sur une grande clôture installée autour d’un terrain vague pour les empêcher de s’y établir. À un demi-coin de rue au nord, c’est là qu’on a retrouvé Raphaël André, mort de froid dans une toilette chimique, l’hiver dernier. André a été contraint de passer la nuit dehors parce qu’une éclosion de COVID-19 a forcé la fermeture du refuge d’urgence qui l’avait jusque-là accueilli.

Quant à eux, les travailleurs de rue sont épuisés par le nombre impressionnant de nouveaux visages qu’ils voient chaque semaine, les dernières victimes de l’épidémie de pauvreté qui s’est emparée de Montréal depuis l’arrivée du coronavirus l’an dernier. Puis les commerçants et les groupes de citoyens font de plus en plus pression sur la police pour qu’elle «fasse quelque chose» au sujet des sans-abri de Milton-Parc.

Pour un pessimiste, la situation pourrait sembler désespérée. Mais Parent en sait long sur les secondes chances. Il est en train de réaliser la sienne.

«Ma première nuit en prison, je m’apprêtais à me suicider», dit Parent, qui vient du territoire cri de la Baie-James. Quand tu entres dans ta cellule et que la porte se referme derrière toi, ça fait beaucoup à assimiler. Tout ce que tu entends c’est le bourdonnement des néons et tu te mets à te demander si tu mérites encore d’être en vie

«Mais c’est là que j’ai eu ce moment de grâce, cette chance de m’abandonner à une puissance supérieure et de devenir sobre. La plus importante chance de ma vie m’est venue derrière les barreaux. Des aînés autochtones m’ont pris sous leurs ailes et m’ont remis sur le droit chemin

«Je marche avec un but maintenant

C’est ce que voient les gens sur le beat de Parent lorsqu’ils le croisent tous les jours. Ils ne voient pas un tueur, un ex-détenu. Ils ne voient pas un homme qui a tout perdu à cause d’une dépendance à la coke pendant des décennies. Ils voient Pierre, quelqu’un qui se bat pour les aider à se remettre sur pied.

Quand Kitty est morte

La seule mention du nom de Kitty Kakkinerk a fait couler de grosses larmes sur les joues d’Ella.

«C’était ma cousine, dit Ella. Elle me manque tous les jours. Ça fait un an, presque exactement qu’elle nous a quittés

Kakkirnerk fuyait un conjoint violent, un soir de l’été dernier lorsque, dans un élan de panique, elle a couru sur l’avenue du Parc sans regarder où elle allait. Des sources proches d’elle décrivent la scène avec des détails qui donnent froid dans le dos: le crissement des pneus sur le pavé, les cris des témoins et la façon dont leur état de choc semblait resté figé dans cette nuit suffocante d’août.

J’ai été complètement sidéré quand j’ai appris la nouvelle.

On s’était rencontrés environ 18 mois avant qu’elle meure. Lucassie, le frère de Kitty, avait disparu dans la brume et elle avait besoin d’aide pour le retrouver. Quand tu couvres la question de l’itinérance et des sans-abri, tu deviens quasiment insensible aux horreurs quotidiennes de la vie en marge de la société. Mais il y avait quelque chose dans la sincérité de Kitty qui m’a poussé à agir.

«C’est lui, dit-elle en pointant une photo de Lucassie avec deux de ses amis. S’ il-te-plaît, s’ il-te-plaît, s’ il-te-plaît. Aide-moi à le trouver. Je ne peux pas vivre sans lui !»