Réseaux sociaux, marques et magazines ne manquent pas de nous le rappeler : nos corps, et ce que nous mettons dedans, sont un enjeu contemporain.

Sur Instagram, depuis quelques semaines, une petite publicité suggère aux utilisateurs de télécharger Photable, une application qui permet de rajouter discrètement des abdominaux dessinés ou un hâle bronzé à n’importe quel sujet photographié.

Avec l’été, l’outil tombe à pic. Ceux qui le désirent peuvent désormais modeler leur corps virtuel en quelques secondes et ressembler davantage à ces influenceurs dont la plastique fait autorité, le reste de l’année.

Rendu possible par des algorithmes de plus en plus efficaces, Photable n’est qu’un énième outil au service de cette obsession d’un physique choisi.

À quelques clics du corps idéal

L’application Pump Up va plus loin. Réseau social orienté vers le culte du corps sculpté, il invite ses milliers d’utilisateurs à poster des photographies de leurs prouesses sportives et de leurs muscles affutés. Chacun y publie ainsi les kilomètres courus ou pédalés et les calories bruu0302lées.

On peut aussi y admirer pléthore d’égoportraits, mettant en scène des utilisateurs dévêtus, fiers de prouver qu’au fil des mois, ils ont raffermi leurs cuisses, assoupli leur dos ou affiné leurs bras.

S’ajoutent à cela des phrases stimulantes, prophétiques même, partagées à l’infini par les membres de la communauté : « t’es-tu entraîné aujourd’hui ? », « ton esprit est le ciment qui t’aidera à te construire un corps de rêve », « rien n’est plus facile, vous êtes juste devenus plus forts ! ».

Face à la mise en scène des prouesses de ces parfaits inconnus, on se surprend à passer de longues minutes à se promener d’un compte à l’autre. Hypnotisé, on s’interroge sur ce qu’on pourrait accomplir avec sa propre enveloppe charnelle si on le désirait.

Pour la nutritionniste montréalaise Lisa Rutledge, le caractère addictif de ce type de publication s’explique par une inclinaison à comparer nos performances. « En regardant ces images, on calcule l’écart entre ces modèles et son corps à soi. »

Une manière d’aller tourmenter l’ego qui aurait pour conséquence, selon elle, « de nous pousser à chercher toujours plus de façons d’être parfaits et ce, même si la perfection n’est qu’une construction sociale ».

Si Mme Rutledge regarde ces applications avec défiance, c’est qu’elle connait l’effet que celles-ci peuvent produire sur ceux qu’elle accompagne. « Ce sont des messages très toxiques, affirme-t-elle. J’encourage toujours mes patients à s’interroger sur ce qu’ils ressentent: si passer du temps sur ces réseaux est source de stress, il faut arrêter. »

Manger sain

Dans cette course au corps idéal, la nourriture a su tirer son épingle du jeu. Sur Pump Up comme sur Instagram par exemple, les photographies de plats « santé » rencontrent un succès phénoménal. Nourriture crue, salades de fruits exotiques, bols colorés chargés de super aliments, smoothies verts : des comptes aux milliers d’abonnés se sont ainsi spécialisés dans la mise en scène de ces repas « sains ».

Souvent, ces illustrations sont accompagnées du hashtag #eatclean. Populaire depuis plusieurs années déjà, la philosophie clean eating, ou alimentation propre, consiste à n’absorber que des aliments « entiers » ou « non transformés ». Une définition plutôt floue, basée sur l’idée radicale selon laquelle la plupart des produits alimentaires à notre disposition seraient impurs.

Aussi, selon cette doctrine, reprendre le contrôle de son corps équivaudrait à éviter ces aliments malsains par tous les moyens. « Le problème de cette philosophie, qui n’a aucun fondement scientifique solide, c’est qu’il est très difficile de définir ce qu’est un aliment sain et ce qui ne l’est pas, souligne la nutritionniste Lisa Rutledge. C’est normal de vouloir trouver des solutions pour améliorer son bien-être. Mais la santé c’est subtil, et aujourd’hui on voit des gourous du clean eating dicter ce qui est bon ou mauvais pour la santé, comme si c’était noir ou blanc. »

La bloggeuse Jordan Younger, alias « The Balanced Blonde » (la blonde équilibrée) a contribué à populariser le mouvement. Sans qualification de nutritionniste, elle dispensait à sa communauté des conseils pour suivre, comme elle, un régime alimentaire végétalien, cru, sans sucre, sans céréales et sans légumineuses.

En 2013, elle a vendu plus de 40 000 exemplaires de son programme « détox » en cinq jours, une formule végétale à base de jus vert. « Depuis quelques temps, il y a cette idée qu’on s’intoxiquerait, et qu’il faudrait consommer des produits détox pour compenser », s’exaspère à ce sujet Marie Watiez, psychosociologue de l’alimentation et chargée de cours à l’ UQAM.

Le corps, capital social et injonction morale

Alors, comment expliquer cet engouement contemporain pour la maîtrise de son corps ? Selon la philosophe Isabelle Quéval, auteure de l’essai Le corps aujourd’hui (2008), nous sommes passés d’un monde où celui-ci était subi, victime des aléas de la vie, à la possibilité d’avoir une enveloppe corporelle malléable, transformable au gré de nos choix alimentaires, sportifs et médicaux. Il serait ainsi devenu l’outil à partir duquel « je vais pouvoir me construire un destin », explique-t-elle au magazine Télérama. Il constituerait donc, plus que jamais, un capital à « protéger, soigner, faire fructifier… et surtout faire durer ».

Or, pour Mme Quéval, difficile d’échapper à un phénomène devenu, au fil du temps, une véritable injonction morale. « [Désormais] il faut être mince, jeune, beau et en forme pour réussir sa vie relationnelle et professionnelle : la pression est forte pour que chacun intègre ces normes », constate-t-elle ans le magazine français.

Alors quoi, faut-il désormais être fit pour être aimé ? C’est en tout cas ce que suppose Lisa Rutledge : « Aujourd’hui, il y a cette idée que pour être accepté, il faut avoir un corps très mince. C’est ce qui est considéré comme « normal », souligne-t-elle. Le problème, c’est que nous sommes dans une société qui va souvent admirer et complimenter le résultat de choix alimentaires malsains, menant, par exemple, à une minceur extrême ».

La nutritionniste s’inquiète également du caractère enfermant que peut avoir ce phénomène. « J’ai eu une cliente qui, au bureau, s’interdisait de manger des produits considérés comme mauvais pour la santé [un gâteau au chocolat par exemple]. Avec le temps, elle avait acquis la réputation de la « healthy girl » et ne voulait pas la ruiner. »

Pire encore, Mme Rutledge remarque que ceux qui résistent à cette pression sociale, en affirmant par exemple ne vouloir ni muscler, ni mincir, vont souvent faire face, dans leur quotidien, à une sorte de juge- ment accusateur. « Je crois que beaucoup de gens voient ce choix comme quelque chose de frustrant. On se dit : « moi je souffre pour dompter mon corps, alors pourquoi pas toi ? » »

Le corps sain est un marché

Pour Lisa Rutledge, pas de doute, les grands gagnants de ce dictat, ce sont d’abord les marques. « La définition de la beauté est de plus en plus difficile à atteindre. Or, plus c’est compliqué, plus on va être tenté de consommer pour atteindre nos objectifs. »

Super aliments hors de prix, abonnement au gym, crèmes amincissantes, le marché du corps ne s’est jamais aussi bien porté. En 2015, l’industrie mondiale du bien-être représentait 3,72 billions de dollars (US) et a enregistré une croissance de 10,6 % entre 2013 et 2015. « Les médias et la culture ont beaucoup influencé cela, poursuit Lisa Rutledge. C’est un marché qui se base sur une logique problème/solution. Si on fait de la cellulite un problème qu’il faut combattre d’un côté, il est plus facile de vendre une solution de l’autre, sous forme de livres ou de produits et services divers. »

« Ce que je trouve malheureux, c’est que cette industrie, en jouant sur la culpabilité des gens, peut favoriser l’émergence de troubles alimentaires et de maladies », regrette de son côté Marilène Dion, sexologue, psychothérapeute et coordinatrice à l’ANEB (anorexie et boulimie Québec).

Des troubles nouveaux

En 2014 justement, la bloggeuse Jordan Younger, 23 ans, papesse du clean eating, était persuadée qu’elle s’alimentait de la façon la plus saine qui soit. Et puis, ses cheveux se sont mis à tomber. Ce régime « propre », que la jeune femme vendait comme la voie de la santé, la rendait malade. Son alimentation avait fait cesser ses règles et donné à sa peau une teinte orange, à force de consommer patates douces et carottes, seuls hydrates de carbone qu’elle s’autorisait.

Malgré ces troubles, impossible d’élargir le répertoire des aliments qu’elle ingurgitait. En consultation médicale, elle est parvenue à mettre un mot sur cette incapacité à sortir d’un régime rigide et restrictif. « Je savais que j’avais un problème, mais celui-ci ne tombait pas dans les catégories traditionnelles de l’anorexie, de la boulimie ou de la frénésie alimentaire, raconte-t-elle au blogue Refinery 29. Le mien était une obsession pour les aliments sains, purs et propres de la terre, ainsi qu’une peur de tout ce qui pouvait potentiellement causer du tort à mon corps. Il s’est avéré que ce trouble avait un nom : l’orthorexie. »

Pas encore reconnu par le DSM-5, outil qui référence les troubles mentaux à l’international, l’orthorexie se définit comme un comportement névrotique, caractérisé par l’obsession d’une alimentation saine, voire pure. Ce comportement, les spécialistes l’observent régulièrement depuis cinq ou dix ans. « Bien sûr, toutes les personnes qui veulent manger bien ne sont pas orthorexiques, souligne Marilène Dion, mais quand cette volonté de contrôle devient obsessionnelle, que l’on passe 95 % de son temps à penser ou à planifier ses repas et que ce rapport à la nourriture joue sur ses relations sociales et sur sa santé, alors il se peut qu’il y ait un trouble. »

Parmi les autres comportements pathologiques récemment identifiés, Mme Dion évoque aussi la bigorexie, une dépendance à l’exercice physique qui toucherait majoritairement les hommes. « Ce trouble, également appelé anorexie inversée, pousse ceux qui en souffrent à vouloir augmenter toujours plus leur masse musculaire au détriment de la masse graisseuse », poursuit-t-elle. Comme l’orthorexie, la bigorexie peut, à moyen terme, présenter des conséquences néfastes, tant physiques que mentales.

Si rien ne prouve que l’obsession de notre société pour le corps soit l’unique cause de ces troubles, les spécialistes supposent qu’elle ne leur est pas totalement étrangère non plus. « Initialement, cela peut être un facteur qui va influencer les patients. Quand on reçoit en permanence des images qui sont présentées comme des idéaux à atteindre, cela peut créer une certaine préoccupation. Cependant, ce n’est pas ce qui contribue à maintenir et à accroître la maladie », affirme Mme Dion.

Alimentation saine, alimentation sainte

Lorsque la bloggeuse Jordan Younger a décidé de prendre la parole pour évoquer son rapport pathologique à l’alimentation et son choix de revenir à un régime plus mesuré, le contrecoup a été immédiat. En quelques semaines, elle a perdu des milliers de fidèles, reçu de nombreux messages de haine, incluant des menaces de mort. On lui a ainsi reproché de n’être qu’un « gros morceau de lard » incapable d’avoir la discipline nécessaire pour être vraiment pure.

Le lynchage qu’elle a subi, sorte d’excommunication des temps modernes, ainsi que ce rapport fanatique à la pureté, ne sont pas sans évoquer le champ du sacré. « Dans toutes les diètes, il y a une dimension religieuse, affirme Lisa Rutledge. On investit beaucoup d’énergie dans une croyance qui n’a pas véritablement de fondement scientifique et on ne s’interroge pas plus que cela sur les conséquences que nos comportements [alimentaires mais aussi vis-à-vis des autres] peuvent avoir. »

Dans un article intitulé Le complexe alimentaire moderne (1993), le sociologue Claude Fischler dressait déjà un parallèle entre nos comportements alimentaires contemporains et la religion chrétienne. Comme elle, notre rapport à la nourriture nous pousserait à déceler le bien du mal, à valoriser des comportements qui résistent à « la tentation de la facilité » et à respecter un « devoir de contrôle et de restriction [sur les quantités] ».

Laisser nos corps tranquilles

Face à ces pratiques qui, poussées à l’extrême, martyrisent nos corps plus qu’elles ne les sauvent, nutritionnistes et professionnels de l’alimentation sont de plus en plus nombreux à prôner une acceptation du corps tel qu’il est, afin d’en finir avec les régimes, les restrictions et les angoisses alimentaires. « ça fait longtemps qu’on nous dit que nous ne pouvons pas nous fier à nous-mêmes, qu’il ne faut pas écouter notre appétit. Résultat, nous ne nous faisons plus confiance. Pourtant, je crois que notre corps sait ce qui est bon pour lui et qu’il nous pousse tout le temps dans la direction de la santé, affirme Lisa Rutledge. C’est pourquoi j’encourage l’alimentation intuitive : j’apprends à mes patients à écouter leur corps.  »

Marie Watiez, psychosociologue de l’alimentation et chargée de cours à l’UQAM, se bat quant à elle pour rappeler que le repas est la source de plaisirs multiples. « On mange pour différentes raisons. Pour survivre, d’abord, mais aussi pour l’expérience sensorielle que cela nous procure et pour le réconfort que la nourriture induit. Il y a aussi une dimension conviviale, ainsi qu’un rapport particulier à la nature, à la terre, argumente-t-elle. Je crois que c’est en intégrant toutes ces dimensions et en arrêtant de considérer certains aliments comme des ennemis, que l’on recrée une relation vraiment saine avec la nourriture. »

Une manière, en somme de se soustraire au culte du corps idéal et à l’autoflagellation qui va avec, pour lui préférer le galvaudé, mais pourtant si simple, respect de soi.