Si vous connaissez un tant soit peu la culture québécoise, il est fort à parier que le nom de Lucien Francoeur sonne au moins une cloche dans votre tête. Le rockeur poète est un incontournable du paysage musical et littéraire du Québec depuis près de 50 ans. Et même s’il a connu ses plus grandes années de gloire entre les années 70 et 90, l’animateur de Radio-Canada Philippe Laguë prend encore aujourd’hui un malin plaisir à le caricaturer lors de son émission À la semaine prochaine. Bien sûr, Le rap à Billyest sûrement la pièce dont le plus grand nombre se souvient. Parfois comparé au Keith Richards du Québec, l’œuvre de Francoeur compte plus d’une dizaine de CD soit avec son groupe Aut’Chose ou en solo, en plus de dizaines de livres de poésie chez divers éditeurs. À l’âge vénérable de 73 ans, Lucien Francoeur a accordé une entrevue à L’Itinéraire, qui brosse un portrait des grands moments de son œuvre et de sa vie en plus d’avoir recueilli quelques anecdotes et confidences.
La caverne d’Ali Baba
Entrer dans la maison de Lucien Francoeur, c’est comme pénétrer dans la caverne d’Ali Baba, voire franchir une autre dimension. Sa grosse demeure d’Outremont contient plus de livres que la majorité des librairies et probablement de petites bibliothèques de quartier. Partout où le regard se pose, on n’y voit que des piles et des montagnes de livres, d’ouvrages, de journaux, de revues, de comics ou de BD. À travers ce capharnaüm innommable digne d’un décor de film, il ne reste que de petits sentiers peu dégagés permettant d’aller d’une pièce à l’autre. En fait, l’endroit est à l’image de l’homme: unique, excentrique, original, inimitable, fascinant et inclassable. On ne fera jamais le ménage ni chez Lucien Francoeur, ni chez l’homme lui-même.
C’est toutefois dans un petit bar de la rue Bernard que nous nous sommes donnés rendez-vous pour une entrevue dont il était question depuis longtemps. En à peine deux heures, on est revenus sur presque 50 ans de musique, de poésie, de littérature, de voyages, de radio, d’enseignement, de tous les grands et les grandes qu’il a connus et aimés, des inévitables 400 coups et des concerts qu’il donnait encore jusqu’en mars 2020. L’espace ici ne permettra qu’un rapide survol, car c’est d’une biographie en bonne et due forme que l’homme devenu légende se mériterait si on voulait à peu près le cerner convenablement.
Du poète conventionnel au « freak de Montréal »
Né en 1948, Lucien Francoeur quitte le nid familial à 14 ans. Or, en 1962, on n’abandonne pas « papa-maman » sans conséquence. Après quelques nuits à l’Armée du Salut, il quitte le Québec pour atterrir quelques mois plus tard à New York, fréquentant déjà quelques beatniks, poètes, marginaux et d’autres qui donneront finalement naissance au mouvement hippie. Il passera aussi du temps à la Nouvelle-Orléans et en Californie pour finalement atterrir en Colombie-Britannique. Il sera de retour à Montréal en 1970 pour assister à la célèbre Nuit de la poésie du 27 mars. Pour lui comme pour d’autres, cette nuit magique et mystique sera une véritable révélation.
« En pleine période grano, disons que je détonnais quand je débarquais sur scène avec mon blouson en cuir noir, mes lunettes fumées et mes bottes de cowboy », confie-t-il. Rapidement, il fait connaissance avec toute la communauté artistique et avant-gardiste de l’époque: Gaston Miron, Gérald Godin, Pauline Julien, Armand Vaillancourt, les Séguin, Mouffe et Charlebois, Diane Dufresne, Claude Dubois, entre autres, font partie de son entourage.
En un sens, on pourrait presque qualifier Francoeur de « père du slam » ou de ce que les anglophones appellent « Spoken Word », c’est-à-dire de la poésie récitée sur un fond musical, sans forcément d’arrangements musicaux entre les deux. C’est vers cette période (1971), qu’il fait la rencontre de Pierre Gauthier, qui deviendra l’un des pionniers de son groupe à venir, et aussi de Maurice «Mo» Richard. Non bien sûr, pas le Rocket, mais un bassiste de grand talent qui avait notamment collaboré avec Robert Charlebois.
C’est Mo Richard qui apprendra à Francoeur que même s’il n’est pas ce qu’on pourrait décrire comme un «chanteur à voix», il est tout à fait envisageable pour lui de monter un groupe digne de ce nom. Il fait aussi la rencontre de Jacques Racine, qui sera son guitariste à partir des années 70 jusqu’à ce que la pandémie force l’arrêt du groupe en 2020. Quant au nom du groupe, c’est au cours d’un brainstorming que Lucien le baptisera Aut’Chose, et produira un premier démo.
Rapidement remarquée, la troupe signe un premier contrat de cinq ans en 1972 avec le label CBS, un important joueur dans le domaine. Le titre de l’album, pratiquement prophétique, s’intitule Prends une chance avec moé. Francoeur devient presque instantanément une vedette: le disque se vend à plus de 48000 exemplaires et Guy Latraverse, gérant de Charlebois et de Diane Dufresne pour ne nommer qu’eux, prend aussi le groupe sous son aile.
Aut’Chose sur pause
Mais après trois albums originaux, le groupe est rongé par les conflits internes. Classique des classiques, les musiciens ont dû mal à accepter que le chanteur occupe toute la place, le devant de la scène, que le public ou les journalistes ne s’intéressent pratiquement qu’à lui, plutôt qu’au guitariste qui se voit lui-même comme la star et la véritable âme du groupe. À la fin du contrat avec CBS, le « bordel est définitivement pogné », souligne Francoeur. Pire encore, au début des années 80, le Québec est pratiquement en dépression et le showbizz n’y fait pas exception. Les milieux culturels, politiques ou underground, si vivants dans les deux décennies précédentes, sont pour ainsi dire emportés avec le NON de mai 1980 et tout le superficiel, le bling-bling et le kitsch de cette décennie.
C’est alors que Lucien s’installe en France, comme son idole Jim Morrison quelque 10 ans auparavanti. Sa carrière solo fonctionne à plein régime, remplissant nombre de salles prêtes à l’accueillir. Il refuse de « franciser » son accent Québécois, mais doit quand même adapter certaines choses en slang français, car ses paroles très populaires dans le plus pur style du joual québécois rendent parfois ses chansons carrément incompréhensibles pour le public français. Pourtant, malgré un succès d’estime dans l’Hexagone (il deviendra pote avec Renaud et Bernard Lavillier), il doit quand même gagner sa vie, ce que son genre de musique ne lui permet pas et ne lui a jamais permis de faire.
Comme Gaston Miron l’avait pris sous son aile pour la publication de son premier recueil de poésie en 1970, il rassemble toute son œuvre littéraire qu’il soumettra à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Voilà donc Lucien Francoeur, fort de sa réputation et de ses écrits incomparables, détenteur d’une scolarité de maîtrise, lui qui n’avait même pas de secondaire officiel. Après avoir été embauché au collège John-Abbott, sous promesse de rédiger une thèse qui le munirait d’une maîtrise en bonne et due forme, il sera peu après engagé comme prof au Collège de Rosemont, où il enseignera in and out pendant 25 ans, de 1980 à 2005. « J’ai pris les congés sans solde, avec solde, les années sabbatiques; bref tous les congés possibles. Je partais au printemps pour continuer ma carrière de rocker en France et je rentrais à l’automne pour enseigner », relate-t-il.