Contenu prélevé du fil de presse de l’INSP (Réseau international des journaux de rue) Entrevue par Jan Graham, publié dans The Big Issue UK, publiée dans l’édition du 15 octobre.
Traduit par Josée Panet-Raymond

SI JE POUVAIS REVENIR EN ARRIÈRE

Avec la sortie récente de The Testaments, la suite de la Servante écarlate, la lauréate du prix Booker, Margaret Atwood, se remémore son initiation à l’écriture, ses angoisses d’adolescente et les souvenirs qu’elle aimerait revivre.

J’avais 16 ans en novembre 1955 et je vivais au Canada.
C’était à l’époque d’Elvis Presley, du rock ‘n’ roll, des jupes godantes, les mocassins en cuir, des bals de finissants avec des robes bustier – même si je n’ai jamais osé en porter. En 12e année, ça pourrait vous surprendre de l’apprendre, avec mon amie Sally, j’étais la candidate de mon école pour le concours Consumer’s Gas Miss Ménagère. Il fallait préparer une patate en robe des champs dans un four à gaz. Et repasser une chemise avec un fer à repasser au gaz. On n’a pas gagné, mais on a reçu de très jolis bracelets à breloques.

Si je pouvais revenir en arrière, je conseillerais à l’adolescente que j’étais de prendre des cours de secrétariat pour apprendre la dactylo.
Je n’arrive toujours pas à taper. Les conseillers en orientation proposaient peu d’options de carrières pour les filles à l’époque. Enseignante au primaire, infirmière, hôtesse de l’air et économiste domestique, qui signifiait quelque chose comme nutritionniste ou couturière. Je ne voulais rien faire de tout cela, mais, étant une enfant mercenaire, j’ai regardé les salaires et c’étaient les économistes domestiques qui gagnaient le plus. Alors j’ai pris ces cours et j’ai appris comment coudre une fermeture éclair, mais je n’ai jamais appris à taper.

Je dirais à la Margaret de 16 ans d’arrêter de s’en faire avec ses cheveux.
C’est comme ça, et il n’y a rien que tu ne peux y faire. Jamais. Alors oublie ça. En réalité, j’en suis arrivée à les accepter qu’à partir de l’âge de 30 ans, après quelques malencontreuses expérimentations. Twiggy était un cauchemar pour moi, je dois dire.

J’ai lu beaucoup adolescente, mais j’ai fait un tas d’autres choses aussi.
Je confectionnais mes propres vêtements. Et je montais mes propres spectacles de marionnettes à l’école. On fabriquait les marionnettes et la scène, et on faisait toutes les voix. J’étais assez entrepreneuriale, et je gagnais de l’argent avec ça. On a fini par avoir un agent et on a donné des spectacles pour des fêtes de Noël pour enfants. J’ai également écrit et chanté un opéra sur le thème de l’économie domestique. Je faisais aussi partie de l’équipe de basketball; il n’était pas nécessaire d’être aussi grande à l’époque. J’étais très participative.

Adolescente, je suis devenue plus anxieuse à l’approche des examens sérieux.
Mais pas outre mesure. Je n’étais pas si anxieuse que ça à propos des garçons, il semblait toujours y en avoir en abondance. C’était à l’étape de sortir steady, la monogamie en série, et c’était avant la pilule. Alors tu n’avais pas à t’inquiéter pour les relations sexuelles, parce que tu n’en aurais pas. C’était implicite.

J’ai commencé à écrire à 16 ans.
Mon amie se souvient que je l’avais annoncé dans la cafétéria à l’école. Elle m’a dit plus tard, tu as été si courageuse de dire, à haute voix, que tu allais être écrivaine. Ça c’est parce que j’ignorais qu’on n’était pas censé le dire. Je ne sais pas d’où m’est venue l’inspiration. Je n’avais pas de modèles. Je ne savais absolument zéro de tout cela.

Mais je lisais du Hemingway, du Orwell et beaucoup de science-fiction, en plus des classiques du 19e siècle, à l’école.
Je suis allée acheter un livre intitulé Writers’ Markets (Les marchés pour écrivains), qui te disait où tu pouvais vendre tes écrits, et c’est les romans d’amour qui étaient les plus payants. Mon plan était d’en écrire pour pouvoir faire de l’argent, tout en écrivant mes chefs-d’œuvre en soirée. Je n’étais pas très bonne au début, mais je croyais que je l’étais. Alors j’ai continué.

Si je me rencontrais à l’âge de 16 ans, je penserais : de quelle planète viens-tu?
Je n’étais pas pareille à mes camarades. Ça c’est parce que j’ai grandi dans les bois, et je ne me préoccupais pas trop de ce que les autres pensaient. Je n’ai pas grandi dans une grande famille élargie ou dans une communauté locale en me souciant de ce que tout le monde pensait. J’étais assez sarcastique, j’avais la parole insolente et la boutade facile. Je me moquais de tout. Aujourd’hui, on serait considérée comme des dures, mes amies et moi, mais on empruntait cette attitude au cinéma.

Je crois que mon esprit indépendant me vient de mes parents.
Ma mère n’avait pas suivi les modèles établis non plus. Elle ne m’a jamais dit qu’il y avait des choses que je ne pouvais pas faire parce que j’étais une fille. Mes parents n’étaient pas heureux avec l’idée que je sois écrivaine, parce que comment allais-je gagner ma vie? J’ai songé à devenir journaliste, mais mes parents ont ramené un ami journaliste mâle à la maison, qui m’a dit que je finirais par écrire les pages féminines et les avis de décès. Ce faisant, ils ont réussi à me faire dévier de ce choix, mais pas d’opter pour la science non plus, comme ils le voulaient.

Si je devais donner un conseil à la jeune Margaret, je lui dirais de cesser de surcharger son horaire avec trop d’activités.
Mais ça fait 50 ans que je dis ça. Et je lui dirais de cesser d’être une aidante compulsive. Je dois trouver une façon d’arrêter de faire ça parce que ça finit par bouffer beaucoup de mon temps. Et tu ne peux pas aider tout le monde partout.

Ce serait plus difficile de retourner en arrière pour me vanter de la carrière que j’ai à la jeune Margaret.
Elle n’était pas facile à impressionner. Si je lui racontais tous mes succès, elle dirait, ben oui, d’accord, tu l’as fait. De tous mes romans, elle préférerait probablement La servante écarlate parce qu’elle lisait Fahrenheit 451, 1984 et de la science-fiction obscure.

Je me dirais à moi plus jeune, laisse tomber le mélodrame, ça va aller.
Ça s’améliore jusqu’à l’âge de 30 ans. Puis ça va encore mieux après 40 ans. À 20 ans, je ne savais pas quel serait le plan de match, alors j’étais pleine d’angoisses – allais-je rencontrer l’homme de ma vie, est-ce que j’aurais du succès dans ma carrière, est-ce que je vais être heureuse? Arrivée à 40 ans, au moins je connaissais la moitié du plan. Et il est plus probable qu’on écoute une femme de 40 ans, surtout si vous avez progressé dans votre carrière, que si vous êtes dans la vingtaine.

Quand tu arrives à 76 ans, il y a plein de gens qui sont décédés et à qui tu n’as pas eu la chance de dire ce que tu voulais.
Jusqu’à la fin de leur vie, mes parents n’étaient pas vraiment capables d’avoir ce genre de conversation, mais on les a déjà eues plus tôt dans nos vies. Parce que vraiment, on ne sait jamais.

Si je pouvais remonter le temps, je visiterais peut-être un de nos voyages en Arctique.
C’est vraiment un endroit fantastique. On a aussi vécu en France pendant un temps, en 1991; j’y retournerais peut-être pour y revivre un de ces très beaux jours d’automne. Ou encore un été dans le nord canadien, c’est très beau. Mais ce qui me motive le plus à me lever le matin, c’est d’avoir hâte à ce qui s’en vient. Trop de temps à vivre dans le passé, puis tu te retrouves à te bercer dans ta chaise berçante.