C’est de ce récit fondateur, qui est aussi un peu le sien, que le danseur montréalais Aly Keita s’est inspiré pour la création de Djata: Conversations du Manden, une œuvre chorégraphiée, mêlée de chant et de percussions. L’Itinéraire s’est entretenu avec l’artiste multidisciplinaire que les arts habitent autant que les récits traditionnels de son pays ; des pièces qui composent le puzzle de la vie d’Aly Keita et de son parcours créatif.

Dans la haute Guinée du 12e siècle, le roi Naré Maghann Konaté et sa première épouse donnèrent naissance à un fils, Soundjata Keïta. Issu d’une puissante lignée, le jeune garçon destiné à régner naquit infirme et condamné à marcher à quatre pattes. Sa condition lui vaudra d’être rejeté ; poussés vers l’exil avec sa mère par la seconde épouse du roi, Sogolo Kondé. Mais un jour, profondément blessé par l’humiliation infligée par Sogolo à sa mère, le jeune Soundjata se dressa sur ses deux jambes et marcha pour la première fois. De cette volonté naîtra un grand roi, le fondateur de l’empire Mandingue…

L’épopée de Soundjata Keïta, roi de l’empire Mandingue.

Aly Keita est originaire de Guinée, un pays où la nature abonde et où le froid n’existe pas. Là-bas, le ressac accompagne les entraînements acrobatiques de jeunes de Conakry, la capitale, et d’ailleurs, qui fréquentent l’école de cirque Keita Fodeba.

La Guinée d’Aly Keita

C’est au son des vagues qu’Aly Keita s’est entraîné, nu-pieds, sur des amoncellements de copeaux de bois déposés sur une plage près de Matam, le quartier artistique situé à 15km d’où il vivait avec son père. « En Guinée, on apprend à faire les acrobaties dans la boue ou la sciure de bois, raconte le danseur. Ce sont les meilleures matières pour apprendre. Ça remplace les tapis de sol. il y a un petit rebond naturel. »

À l’entendre parler de sa Guinée natale, la vie dans ce pays est loin de celle de l’imaginaire collectif occidental: un magnifique territoire d’Afrique de l’Ouest, mais où les tensions politiques sont latentes ; la petite délinquance est monnaie courante, la pauvreté omniprésente, et où les pieds foulent la terre battue de maisons aux toits de chaume dans certaines campagnes.

Mais de tout ça, Aly Keita retient la solidarité qui émerge de la pauvreté, l’accueil des familles de Matam qui ont hébergé et nourri bon nombre de ses amis de l’école du cirque. Ce qui reste en lui, c’est le vivre ensemble.

C’est cette même chaleur collective qui a retenu l’artiste au Québec après un passage en Gaspésie

Cirque sans Frontières

« On est arrivé à l’aéroport en mars 2016. Il faisait très très très froid », se souvient le circassien qui foulait le sol québécois et rencontrait la neige pour la première fois, en compagnie de six membres de sa troupe de cirque qui participaient à un échange culturel entre le Nunavut et la Guinée. Un échange hors des sentiers battus. En fouillant sur ce projet, on tombe d’ailleurs rapidement sur le film Circus without borders. Ce documentaire de 2015 relate l’histoire de ces deux communautés circassiennes qui se sont rencontrées, en 2010 puis 2016, grâce à l’amitié de Guillaume Saladin et de Yamoussa Bangoura, fondateurs respectifs des troupes Artcirq au Nunavut et Kalabanté en Guinée. Ces deux amoureux du cirque avaient en commun une fibre sociale et une même volonté: rompre le cercle vicieux de la pauvreté de leurs communautés inuite et guinéenne menant les uns aux suicides et les autres à la criminalité.

La chaleur guinéenne

Pour Aly Keita, c’est à mi-chemin entre Conakry et Iqaluit que tout se décidera… en Gaspésie. « C’est là que j’ai découvert les Québécois. Nous étions à Bonaventure pour une semaine. Le monde venait à notre rencontre. Les habitants se déplaçaient de chez eux pour nous dire bonjour, aussi parce que dans cette région, les gens n’étaient sûrement pas très habitués à voir des Noirs. Ça nous a fait nous sentir chez nous. Les gens de Gaspésie sont très accueillants, comme en Guinée. Il y a eu du partage et les plus âgés nous ont raconté les histoires de la place, des contes et des légendes. Tout ça a été vraiment très important pour moi. », insiste Aly Keita.

Après Bonaventure, la troupe guinéenne continuera son périple jusqu’à Iqaluit pour rencontrer les membres d’Artcirq, leurs homologues inuits, passés en Guinée six ans plus tôt. « On y a vécu une super expérience, se rappelle Aly Keita. On est allé à la rencontre du territoire, de leur quotidien, de leur nourriture et de leur vision de la vie comme il l’ont fait chez nous. »

S’enchaînent alors les contrats de tournée pour Aly Keita et ses pairs. « Il y a eu Iqaluit, puis le Conseil des arts de Montréal, Nuits d’Afrique, l’Olympia de Montréal, Chicoutimi… Puis j’ai signé avec Cavalia.» Une période intensive aux multiples opportunités professionnelles qui donneront à l’artiste l’élan de rester.

El Sistema est un programme politique d’éducation musicale développé au Vénézuela en 1975 par l’économiste et musicien José-Antonio Abreu pour les jeunes défavorisés du pays. Aujourd’hui, et en plus de sa vocation sociale intouchée, El Sistema est devenu un programme de formation musicale reconnu qui a révélé des milliers de talents à travers le monde. Au Québec, nous pouvons penser au chef d’orchestre de l’Orchestre symphonique de Montréal, Rafael Payare, diplômé du célèbre programme et formé à la direction d’orchestre par José Antonio Abreu lui-même, en 2004.

Le El Sistema du cirque

Après trois années essoufflantes et la décision de poser ses bagages sur sa nouvelle terre d’adoption, Aly Keita décide de prendre une pause et d’entamer un nouveau périple: s’intégrer. « En 2019, je me suis donné comme objectif d’aller à la rencontre des personnes dans des milieux défavorisés ».

Les milieux défavorisés, Aly Keita les connaît pour les avoir lui-même fréquentés jusqu’à son départ de Guinée. S’il n’en parle pas directement en entrevue, certaines de ses paroles laissent planer des indices. Ainsi, il explique qu’« en Guinée, on ne paye pas pour apprendre l’art, grâce au financement du gouvernement et de l’Unicef ».

Parce que le Centre acrobatique Keita Fodéba est un peu le El Sistema des arts du cirque. Un programme à vocation sociale, destiné aux jeunes de la rue, touchés par la prédélinquance, l’analphabétisme et l’insécurité alimentaire. Une réalité qui n’était peutêtre pas celle de l’artiste en herbe, que le père a poussé jusqu’aux portes de l’université, mais qui a activé chez lui sa fibre sociale et le goût de redonner ce qu’il a reçu.