Chaque année, au mois de juin, le Québec se mobilise pour la Semaine québécoise des personnes handicapées. L’occasion de revenir sur une question qui fâche : l’accessibilité.

Luc Forget, 63 ans, connaît Montréal mieux que personne. Pas le choix s’il veut bouger dans une ville pas franchement aménagée pour lui. Il sait par exemple qu’il ne doit pas emprunter la rue Saint-Denis, entre Sainte-Catherine et Sherbrooke ; la pente y est impraticable.

« Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’en fauteuil, tout pose problème », explique ce conseiller en accessibilité architecturale et urbaine pour l’organisme Ex aequo, qui se déplace « sur roulettes » depuis 10 ans. « Quand je veux aller au restaurant, je ne peux pas improviser. Au contraire, l’hiver, je dois réserver un transport spécial trois heures à l’avance, car l’idée de circuler sur des trottoirs enneigés est peu envisageable. L’été, c’est un peu plus facile, mais je dois de toute façon analyser mon trajet avant. Si je décide tout à coup de faire un détour, cela peut engendrer des complications, notamment s’il y a des travaux sur le chemin. »

Les difficultés ne s’arrêtent pas là : Luc ne peut pas aller dans n’importe quel restaurant. « Avant de me rendre dans tel ou tel établissement, je dois appeler pour vérifier qu’il n’y a pas de marche à l’entrée, sans quoi, avec un fauteuil motorisé, je ne peux pas y accéder. D’autre part, si les toilettes ne sont pas accessibles, l’expérience risque d’être assez désagréable. Je dois donc m’assurer que le restaurateur a bien compris mes besoins. » Dans le quartier de Luc, il y a 150 restaurants. Il ne peut aller que dans quatre d’entre eux.

Autres handicaps, autres défis

Pour Yvon Provencher, agent de développement au RAAMM (Regroupement des aveugles et amblyopes du Montréal métropolitain), les défis de la ville sont différents, mais pas moins complexes. « Moi, je redoute les rues partagées, c’est-à-dire les espaces où piétons et automobilistes cohabitent sans démarcation claire. C’est très dangereux pour les personnes présentant une déficience visuelle. » Yvon sait aussi qu’il vaut mieux éviter le boulevard René-Levesque, car celui-ci ne possède presque pas de feux sonores, rendant la circulation très périlleuse pour lui.

Luc et Yvon connaissent les stations de métro inaccessibles, selon leur handicap, et peuvent citer les lignes de bus qu’il vaut mieux contourner. Avec le temps, ils ont également établi une liste de commerces, de salles de sport ou de spectacles qui peuvent les accueillir sans que l’expérience ne se transforme en cauchemar.

Surtout, ils savent qu’à Montréal, comme ailleurs au Québec, il reste un long chemin à faire avant que les personnes qui ont des difficultés à se mouvoir puissent vivre leur vie, et leur ville, avec autant de facilité que les autres. « On a souvent l’impression de déranger quand on se plaint du manque d’effort fait en faveur de l’accessibilité, alors que la question touche aussi les femmes enceintes, les personnes âgées, etc. », explique Laurent Morissette, président du RAPLIQ, un collectif montréalais qui se bat pour l’inclusion des personnes en situation de handicap.

Créer un réflexe

Pourtant, le problème ne date pas d’hier. Déjà en 1975, la Charte des droits et libertés interdit la discrimination fondée sur le handicap. Dans la foulée, le Code de construction prend des dispositions pour que les futurs bâtiments montréalais soient accessibles. En 1978, la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées prévoit même l’adoption de règles visant à adapter les bâtiments construits avant 1976. Une mesure qui, en 40 ans, n’a jamais été appliquée. Quant aux bâtiments plus récents, les exceptions au Code de construction sont si nombreuses que même en 2018, on construit encore des édifices non accessibles aux personnes handicapées. « Pourtant, il suffirait d’y penser depuis le point de départ », déplore M. Provencher. « Sauf que ce n’est pas du tout un réflexe dans la tête des gens, comme peut l’être la question de l’environnement aujourd’hui par exemple », ajoute M. Morissette.

Pour Yvon Provencher, on ne rendra pas Montréal accessible à tous sans une prise de conscience collective : « Il faut créer un automatisme dans la tête des décideurs, des ingénieurs, des architectes et des urbanistes. Et surtout leur expliquer les conséquences que ça peut avoir pour certains citoyens quand on ne pense pas à l’accessibilité ».

À ce titre, François Racine, professeur d’urbanisme à l’UQÀM, se réjouit d’un changement graduel des mentalités. « Depuis quelques années, je vois un réel intérêt de la part de mes étudiants pour la question de l’accessibilité universelle. Au Québec, quelques municipalités, telles que Victoriaville, sont aussi de bonnes élèves. » Pour autant, les villes québécoises sont loin d’égaler leurs homologues du Nord de l’Europe. « Les pays scandinaves sont tellement en avance sur ces sujets. Par exemple, de nombreuses villes [dont Oslo, Helsinki et Reykjavik] ont adopté la technique des trottoirs chauffants, une solution qui permet d’éviter l’accumulation de neige ou de glace, rendant la rue praticable pour tous, même en hiver. »

Favoriser l’information

Alors, faut-il vraiment attendre que Montréal s’élève au rang des métropoles scandinaves pour voir le quotidien des personnes en situation de handicap évoluer ?

Non, répond Catherine Blanchette-Dallaire, entrepreneuse sociale et fondatrice de On roule, une plateforme qui référence et classifie avec précision les lieux accessibles à Montréal. « Selon moi, à court terme, une solution efficace est de favoriser l’information. De fait, à force d’avoir des difficultés d’accès à de nombreux lieux, les personnes à mobilité réduite finissent par fréquenter toujours les mêmes, car elles savent qu’essayer un nouvel endroit, c’est risquer de mauvaises surprises ; des toilettes trop étroites par exemple. »

Dans sa classification, qui comprend une soixantaine de critères, On roule précise par exemple si le terminal de paiement d’un commerce dispose d’un fil assez long pour qu’une personne en fauteuil puisse taper son code sans avoir à lever les bras, un geste désagréable et peu confidentiel. « Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’accessibilité n’est pas un concept binaire. Il y a des lieux qui seront praticables pour certaines personnes handicapées mais pas pour d’autres. En conséquence, plus on donne de détails, plus la personne va savoir si elle peut accéder, selon ses besoins. » Une manière, en somme, de ne pas estampiller « inaccessibles » des lieux qui le sont en fait partiellement.

Avec On roule, Mme Blanchette-Dallaire, qui a pris conscience des défis que représente le handicap après avoir passé plusieurs mois en fauteuil, veut encourager tous les citoyens à prendre la peine, dès aujourd’hui, de référencer au moins un lieu. « C’est un travail de fourmi mais si on s’y met tous, ça peut considérablement changer le quotidien de ceux qui ont des difficultés de mobilité. » Elle ajoute que cela peut également permettre à la collectivité de faire des économies : « Si on référence tous les appartements et les maisons déjà accessibles, cela signifie qu’une personne handicapée va pouvoir acheter plus facilement un lieu déjà adapté. Résultat, elle n’aura pas besoin d’investir ou de s’appuyer sur des aides pour faire installer un ascenseur ou du mobilier adéquat. »

Lutter contre le capacitisme

La question de l’accessibilité ne touche pas seulement l’aménagement. Il implique aussi la capacité des personnes handicapées à s’intégrer dans la société. Cela passe, entre autres, par la possibilité d’accéder aux mêmes emplois que les personnes valides, de participer à la vie citoyenne et d’être représentées dans l’espace public, dans les médias et au cinéma.

Or, aujourd’hui, les personnes handicapées sont discriminées ou victimes de préjugés dans tous ces domaines, un phénomène qu’on appelle capacitisme, ou validisme. « On aimerait voir un peu plus de personnes en fauteuil dans les films, sans que leur rôle ne consiste qu’à être une personne handicapée », insiste Laurent Morissette.

Selon Kéven Breton, un journaliste et militant qui se déplace en fauteuil roulant, pour faire avancer cette cause, il faut déconstruire les clichés dont souffrent les personnes en situation de handicap.

Sur son blog Le capacitisme dans les médias, il propose des exemples de textes et reportages stigmatisants ou inappropriés. « Par exemple, il y a tous ces articles où l’on parle de handicap sans jamais donner la parole à la moindre personne elle-même concernée. Il y a aussi cette manière qu’ont souvent les journalistes d’encenser les personnes handicapées, en expliquant à quel point elles ont du courage. Derrière ce type de remarque, il y a la certitude que le handicap est tragique. Or, ce n’est pas le cas, le handicap c’est juste une autre façon de vivre. »

Du reste, les médias ne sont pas les seuls à véhiculer ce genre de stéréotypes. « Il m’est arrivé plusieurs fois d’aller acheter des concombres à l’épicerie et que quelqu’un m’arrête dans la rue pour me dire à quel point je suis inspirant. Mais inspirant pour quoi ? Parce que j’existe ? En me qualifiant d’inspirant, vous ne m’aidez pas, vous sous-entendez que ma vie n’est pas enviable. »

Une prise de conscience collective

Kéven Breton a écrit de nombreux articles sur la question du capacitisme. Dans l’un d’eux, il raconte qu’il est fatigué de recevoir, notamment sur Facebook, des invitations à des événements organisés dans des lieux non accessibles. « Les gens qui m’invitent ne pensent pas à mal, c’est simplement qu’il ne leur vient pas à l’esprit de se demander si le lieu choisi est accessible à tous. »

Selon lui, ce type de comportement n’est qu’un exemple d’un phénomène structurel qui touche toute notre société. « En 2015, la Commission des droits de la personne du Québec a publié une étude portant sur les perceptions de la population sur les minorités. Les personnes handicapées sont les mieux perçues. Mais en parallèle, dans la réalité, les plaintes liées à la discrimination des personnes handicapées sont parmi les plus nombreuses. » La preuve, en somme, qu’il existe un vrai écart entre la théorie et la pratique.

Alors que faire ? Pour amorcer une prise de conscience collective et un passage à l’acte plus important que les maigres efforts qui sont faits aujourd’hui, Kéven Breton évoque le dialogue, notamment avec les jeunes. « Souvent, les enfants qui me croisent dans la rue demandent à leurs parents pourquoi je suis comme ça. Or ces derniers font souvent comme s’ils n’avaient rien entendu, ce qui renforce le tabou. Au contraire, ils devraient plutôt parler de diversité. Dans une société il y a des blonds, des roux, des noirs, des personnes dont les jambes fonctionnent et d’autres dont les jambes ne fonctionnent pas ».

M. Breton insiste également sur l’efficacité que peut avoir une loi bien appliquée portant sur l’accessibilité. « En Colombie-Britannique, la loi est plus sévère, et durant un voyage là-bas, j’ai pu apprécier ses effets sur les commerces notamment. Je n’ai pas vu un seul commerce inaccessible là-bas. Mais le meilleur exemple demeure le Americans with Disabilities Act, aux États-Unis, qui a des grandes répercussions sur l’accessibilité. »

Reste à savoir si à Montréal, l’administration de la mairesse Valérie Plante, qui s’est exprimée plusieurs fois sur l’importance qu’elle accorde à la justice sociale, s’engagera, dans les faits, pour l’inclusion des personnes handicapées.

 

Photo : Benjamin Parinaud