L’activité des corps policiers et l’application de la loi ne cesseront jamais de diviser juristes, sociologues, défenseurs des droits et libertés et citoyens qui ont eu un jour affaire à la police. Pour certains même, dans l’idéal, l’existence de la police ne devrait pas être nécessaire. Je crois cependant que, que ce soit dans l’exercice des missions de sécurité publique ou pour les enquêtes criminelles, nous aurons toujours besoin de la police. Mais de quelle police ?

Il y a quelques mois, j’ai été frappé par la simplicité et la justesse d’une citation de la professeure Ana Muniz de l’université de Californie à Irvine, qui résumait cette interrogation en une phrase : « L’armée est supposée défendre le territoire contre des ennemis extérieurs, ce qui n’est pas la mission de la police qui, elle, n’est pas supposée voir la population comme un ennemi extérieur ». J’ajouterai que la police n’est pas non plus supposée voir les citoyens comme un potentiel ennemi intérieur. On touche ici, il me semble, au cœur de la question que l’on ne se pose pas assez souvent au sujet de l’activité des corps policiers, que l’on interroge plus sur des questions de recrutement, de moyens ou de structures qu’au niveau de la philosophie même de l’action policière.

Les principes qui sous-tendent la méthode

Dans le domaine de la sécurité publique, j’ai constaté en analysant les interventions policières qui avaient mal tourné, comme celles impliquant Mario Hamel et Patrick Limoges, Sammy Yatim, Pierre Coriolan, ou encore Alain Magloire pour ne nommer que celles-là, que c’était le modèle même de l’intervention policière qui conduisait, dans des circonstances exceptionnelles certes, mais gravissimes, à ce que la situation se termine de façon mortelle pour des citoyens.

Dans la plupart des cas de citoyens tués par la police, les policiers ont suivi les procédures et ont appliqué ce qui leur a été enseigné à l’école de police. Le modèle d’emploi de la force a été respecté, disent les experts lors des enquêtes qui ont suivi certains de ces décès. Et je me souviens encore du titre d’un journal qui qualifiait la mort de Patrick Limoges, un passant mortellement atteint par une balle tirée lors d’une intervention policière, « d’incroyable malchance ». Mais en devenant de plus en plus encadré et organisé autour de techniques destinées à garder la maitrise de la situation le modèle d’intervention des corps policiers semble s’être insidieusement éloigné de son objectif premier qui était de résoudre une situation conflictuelle sans que le policier ni qu’un citoyen ne soient blessés. En créant un modèle d’intervention basé sur un rapport de force de plus en plus direct, on prend ainsi le risque de placer le policier dans la position de privilégier sa sécurité et celle de ses collègues au détriment de celle du citoyen. Or, l’objectif d’une intervention policière n’est pas de créer une source de danger pour le citoyen, mais de le protéger aussi de lui-même si besoin… Et, dans la mesure du possible, même s’il représente une source de danger potentiel.

Dans le domaine des enquêtes criminelles, les techniques d’interrogatoire sont essentiellement axées sur les moyens d’obtenir des aveux et les techniques d’enquêtes qui conduisent les policiers à participer ou organiser des actes répréhensibles pour obtenir des mises en cause de certains suspects posent aussi des questions sur la finalité de l’action policière. La méthode d’investigation dite Mr. Big, destinée à gagner la confiance d’un suspect par la création d’un réseau criminel fictif, pousse loin les limites de ce qu’un corps policier peut légalement faire tout en respectant le lien de confiance minimal entre les citoyens et le système de justice.

S’interroger sur le rôle autant que les techniques

Les moyens mis en œuvre au quotidien par les différents corps policiers du pays ne sont que la partie émergée de l’iceberg policier. Ils en sont la part visible et matérielle et nous ramènent à cette question centrale : jusqu’où un policier doit-il considérer un suspect ou un manifestant comme un ennemi de l’intérieur ? C’est en répondant à cette question bien plus large et plus complexe que celle de telle ou telle méthode policière que nous pourrions faire le choix du modèle de police que nous souhaitons voir demeurer au sein de nos sociétés.

* Stéphane Berthomet est spécialiste des affaires policières et auteur du livre « Enquête sur la police »