Tant que j’ai du respir dans le corps. Ce titre, c’est à Gilles, l’une des personnes en situation d’itinérance suivies de près tout au long de ce documentaire réalisé par Steve Patry, qu’on le doit. Un énième film sur l’itinérance direz-vous ? Cru et loin des conventions, il apporte un inhabituel regard libéré sur le quotidien de personnes happées par la rue, dont la survie dépend en partie de ceux qui cherchent à « sauvegarder leur dignité ». Un film marquant d’un cinéaste engagé à paraître le 4 décembre.

Après les documentaires De prisons en prisons qui explore le retour à la liberté de détenus du Québec et Waseskun, un film choc sur la vie d’hommes violents en thérapie volontaire au centre de guérison autochtone du même nom, Steve Patry livre une troisième réalisation, Tant que j’ai du respir dans le corps, sur la détresse de personnes en situation d’itinérance. Entrevue.

On ne peut pas dire que la question de l’itinérance n’a pas déjà fait l’objet de nombreux documentaires. Qu’avez-vous voulu montrer avec Tant que j’ai du respir dans le corps qui ne l’a pas déjà été ?

Pour résumer un film, il faut dire : O.K., ce film parle de l’itinérance. Mais ce qui m’intéressait n’était pas tant l’itinérance que la détresse en milieu urbain que j’ai vu évoluer. Il y a eu beaucoup de projets, de documentaires qui ont été faits sur le sujet, mais ils ne montraient pas ce que moi je voyais. C’est un film super libre. Je voulais montrer un peu l’accès au système de soins, la difficulté pour ces personnes d’y accéder. Puis ça a bifurqué. J’ai rencontré l’équipe itinérance. ( L’Équipe mobile de référence et d’intervention en itinérance (ÉMRII) ). J’y ai trouvé une variété d’intervenants qui me permettaient d’accéder à des situations différentes et d’avoir un regard plus large sur le phénomène. Je ne voulais pas faire un film avec des itinérants, dans la rue.

Je voulais avoir la relation d’aide, du positif, ne pas tomber dans le misérabilisme, et contrer un peu ma peur face à la perte d’humanité et à l’indifférence qu’on vit actuellement. C’était une manière de montrer qu’il y a encore des personnes présentes, qui travaillent dans l’ombre, et d’arrache-pied pour essayer de sauvegarder un peu la dignité de ces personnes. Le film est un mélange de tout ça. Au final, ce que je veux, c’est avoir accès à une certaine intimité, à un point de vue de l’intérieur, authentique.

Authentique, c’est le mot. J’ajouterai cru et sans romance.

Pas de romance… Et pas d’entrevue. Je trouve que ça enlève du naturel. Alors vivre des situations avec des intervenants, des situations très physiques, me permet d’accéder à cette intimité qui révèle certains enjeux. Dans ce cas-ci, l’omniprésence de la mort est très frappante, mais n’était pas pensée au départ. Ça s’est révélé et a plané toute la durée du tournage. D’où le titre qui a changé en cours de route.

Vos documentaires s’intéressent à des milieux en marge : prison, centre de guérison, itinérance. D’où vous vient ce côté marginal ?

Disons que c’est quelque chose qui fait partie de moi, de mon ADN. Je suis né à Saint-Hyacinthe. Je viens d’un milieu prolétaire. Mon père travaillait pour la ville et ma mère était femme de chambre. Elle travaillait un peu trop fort. On lui mettait la pression et un jour elle est tombée malade à cause de son travail. Elle était monoparentale et j’étais bien conscient des enjeux de dominants-dominés, mettons.

Après, j’ai cherché à traduire mon engagement social. Je n’étais pas l’activiste-manifestant qui affrontait la police, mais je cherchais une manière de canaliser cet intérêt que j’avais de faire « tomber le système ». C’est vraiment par l’intermédiaire de la vidéo quej’en ai trouvé le moyen.

Le documentaire n’était alors pas très à la mode. Puis, j’ai eu l’occasion de participer à l’un des projets de Magnus Isacsson. Il était en quelque sorte mon mentor. Indirectement, il m’a influencé. Ses films étaient très engagés. C’est là-dedans que je me suis senti bien. Aussi, à l’époque je me tenais avec des punks, des toxicomanes, il y en avait toujours dans mon entourage, des gens populaires… Ces milieux sont donc très naturels pour moi.

Le documentaire est-il alors un moyen de « faire tomber le système » en dénonçant les injustices ?

On finit toujours par dénoncer les inégalités sociales, mais ce qui m’intéresse est vraiment de mettre en perspective la réalité, d’en montrer la complexité. Souvent, le monde voit la réalité à travers les médias. On s’entend que ce sont des formats généralement assez courts. Alors qu’avec le documentaire, on a le luxe du temps ; de plonger, de s’immiscer dans les réalités. Et sans être prétentieux, mon style permet, je pense, de dégager quelque chose de plus profond, de plus complexe. Je crois mettre de l’avant, sans que ce soit frontal, les inégalités et les injustices à travers la vie de personnes qui les vivent.

Vous dites que le titre a changé. Quel était-il au départ ?

À l’origine, c’était Les fantômes, parce que je m’intéressais aussi à l’itinérance cachée, mais ça n’a pas évolué dans ce sens-là. Il faut dire que j’ai tourné pendant l’hiver 2019-2020. Il y a eu de grands froids. C’est quasiment devenu une question de santé publique. Alors cette urgence a pris le dessus.

Toutes les scènes de nuits et celles avec Gilles ont été tournées de la mi-janvier à fin février. J’ai tourné presque 30 jours pendant cette période. C’était tout le temps des nuits à -38 u00b0C. C’était extrême.

Avant de prétendre réaliser vos documentaires, je suppose qu’il y a un lien de confiance indispensable à établir avec les personnes que vous montrez ?

Oui, mais encore là, c’est très naturel chez moi. J’ai de la misère à traduire ça en mot. En gros, je passe beaucoup de temps avec ma caméra, mais je ne tourne pas. Par exemple, pour Gilles, il n’était pas question pour lui que je pointe ma caméra sur lui. Mais je sais qu’il va toujours se passer quelque chose, quelqu’un qui va vouloir être filmé, ou m’utiliser comme courroie de transmission. Dans le cas de Gilles, j’étais tout seul avec mon kit. Ma manière de faire est tellement normale : j’embête pas personne, je fais partie des murs. Pour Gilles, je faisais un peu partie de l’équipe. Puis il a eu besoin d’une tribune à un moment donné. Il venait vers moi, me parlait. Il y a eu comme une complicité. Les liens se créent comme ça.

Tant que j'ai du respir dans le corps - montage
Images : FDA – F3M

Ça, c’est pour les personnes que vous avez suivies régulièrement. Mais comment avez-vous fait avec celles qui apparaissent plus ponctuellement ?

Pour les scènes de nuits par exemple, on était trois. J’avais un preneur de son, et une personne qui m’aidait. On se rendait dans des lieux ciblés d’avance. On rencontrait du monde. On passait environ une heure avec les gens. Je leur donnais une forme de per diem, parce qu’ils avaient passé du temps avec nous autres. Mettons que je me paye environ 20 piasses de l’heure, je leur en donnais 10 ou 20, dépendamment. Ça fait partie de mon éthique de travail, parce qu’eux aussi travaillent ; quand ils parlent, ils s’impliquent, alors c’est important.

Ils le savaient avant ou après qu’ils allaient recevoir un peu d’argent ?

Après. Ce que je recherche, et plus que jamais dans ce film-là, c’est le concept de parole libérée. Une parole crue, sans filtre.

Avez-vous montré les images aux personnes comme Gilles ?

Je suis allé le revoir au printemps. Il était encore dans un état un peu hargneux, puis il est entré en prison. Je lui ai dit que le film sortirait probablement à l’automne. J’ai donné des copies à presque tous ceux qui ont parlé dans le film et auxquels j’ai eu accès.

Puis il y a Franck. C’est mon gros drame. Je voulais lui montrer une version presque terminée, mais j’étais malade, je n’ai pas pu aller le voir. Après, c’est lui qui n’est pas venu à notre rendez-vous. La COVID est arrivée, et j’ai su qu’il était décédé sans que je puisse lui montrer. Ça m’a vraiment chamboulé. Ça montre aussi que la mort rôde autour d’eux, que ce n’est pas des blagues, et qu’il faut beaucoup plus d’investissement dans les organismes qui leur viennent en aide.

Il y a aussi des moments qui font sourire dans votre documentaire. Des touches d’humour qui humanisent ces personnes.

Exactement ! Ça les rend « humains ». Ils ne sont pas toujours dans la souffrance. Ils ont même beaucoup d’autodérision. L’humour, comme dans Waseskun, il faut en parsemer un peu. Mais on ne peut pas juste faire un film d’humour. Avec les gens en itinérance, on a nos idées préconçues sur le pourquoi ils sont à la rue. Mais quand Gilles parle de son enfance dans le camion en disant qu’il a servi de poupée gonflable à fourrer et qu’il dit : « fuck la race humaine, elle me dégoute la race humaine… » tu comprends que ça va loin, ce n’est pas juste : j’ai fait de mauvais choix dans ma vie, j’ai pris de la drogue. Non, non. Ce sont des traumatismes.

Ressentez-vous une forme de frustration au fait de filmer ces gens-là, de leur donner l’occasion de dire leur quotidien, de se livrer, tout en sachant que ça ne changera rien à leur vie actuelle ?

Sans être pessimiste, oui un documentaire peut provoquer quelque chose, mais pas de changement social. Les vidéos citoyennes sont parfois plus fortes dans ce sens. On le sait, il suffit de voir celle de Joyce Echaquan. Puis, quand tu fais un film, et c’est le plus ingrat, même si je ne deviens pas riche avec mes documentaires, ça reste que je ferai toujours plus de bénéfices que ceux qui m’ont permis de faire le film, et ça, c’est une réalité avec laquelle il faut vivre.

Mais ce qui me trouble le plus c’est quand je reviens de mes tournages. Je retourne dans mon petit confort, je m’occupe de mon enfant et je me dis : ça fait une heure que je suis rentré. J’ai fait ça, ça, ça, alors que lui n’a pas bougé, il est toujours dans sa souffrance, sous le viaduc, devant un commerce, et demain, si je retourne le voir, il sera encore dans ses possibilités super restreintes.

Malgré votre sensibilité d’origine pour ces personnes, qu’avez-vous appris ?

J’avais des préjugés sur les services comme la Mission Old Brewery, sur les intervenants… Je ne faisais pas entièrement confiance à ces organismes-là. Je me disais : si t’es trop intoxiqué, ils vont te foutre dehors, ils font une sélection. Évidemment qu’ils en font une, mais j’ai découvert qu’il y a beaucoup d’autres services qui prennent le relais. Ces services m’ont redonné confiance en tous ces organismes… Puis j’avais au départ le seul point de vue des gens de la rue. Ils sont souvent très critiques par rapport à certains refuges. J’avais ça en tête. Mais autant j’essaye de montrer la complexité des choses, autant j’ai découvert qu’elle existe aussi pour ces organismes. Ce n’est pas juste blanc ou noir.