Thanatopraxie : « Le plus beau métier du monde »

C’est le long du boulevard Louis  H. La  Fontaine, au croisement des autoroutes  40 et 25, que le nouveau centre Urgel Bourgie accueille défunts et endeuillés. À l’entrée, le minimalisme des lieux et la discrétion du personnel suspendent le temps. Aucune marque funéraire, ici. Seuls quelques dépliants posés sur le comptoir de l’accueil divulguent l’activité funéraire de la maison. Aussi, la salle d’identification qui communique avec le laboratoire de thanatopraxie. Dans ce lieu qui frappe l’imaginaire se déroule l’une des étapes les plus importantes du deuil : l’embaumement des défunts présentés aux survivants pour un dernier adieu. L’Itinéraire l’a visité, avant de s’asseoir face à Pierre-Maxime Fugère, thanatologue en chef, et de l’écouter parler avec émotion de son métier.

Katy s’est réorientée, Geneviève s’est reconvertie ; PierreMaxime Fugère, lui, est tombé dans la marmite à 14 ans, après la mort de son parrain. Aujourd’hui, il est le thanatologue en chef du groupe Athos Services Commémoratifs, devenu propriétaire d’Urgel Bourgie en 2012.

Portrait de Pierre-Maxime Fugère

Pierre-Maxime Fugère, thanatologue en chef
du groupe Athos Services Commémoratifs.

Reconstruire les morts

Il faut donc remonter le temps de 27 ans pour comprendre pourquoi celui qui est aussi expert en chirurgie reconstructive s’est retrouvé à prendre soin des morts.

Il y a eu son parrain, qui l’a amené à travailler dans un salon funéraire où il préparait les salles d’exposition des défunts, mais surtout cet ado suicidé avec une arme de chasse, dont la reconstitution faciale avait été rendue impossible par les dommages occasionnés. La vue du corps de son enfant avait provoqué un choc incommensurable au père, mort lui aussi par suicide un an plus tard. « Quand on perd un conjoint, on devient veuf ou veuve, quand on perd ses parents, on devient orphelin, mais quand on perd son enfant, la langue française n’a pas de mot pour décrire la cruauté de ça », exprime M. Fugère.

C’est cette tragique histoire qui le dirigera vers la thanatopraxie, qu’il apprendra sur le tas, puis au Collège Rosemont, le seul établissement public à enseigner cette technique.

En 2011, une autre tragédie le guidera jusqu’à sa spécialisation: la chirurgie reconstructive.

La jeune fille

17 juin 2011, Chaudière-Appalaches. Trois amis sortent d’une fête de fin d’études et montent à bord d’un véhicule retrouvé quelques heures plus tard dans un boisé. Le conducteur de 18 ans aurait perdu le contrôle de sa voiture dans un virage.

Cette sortie de route a causé la mort de deux jeunes filles.

« Le papa de l’adolescente travaillait avec mon oncle qui lui avait proposé de me contacter pour voir si je pouvais prendre soin d’elle, explique l’expert en déplacement à ce moment-là. Il a appelé le directeur funéraire de l’entreprise pour laquelle je travaillais à l’époque. Mais celui-ci lui a répondu que j’étais à Montréal et très occupé. Et moi, je n’ai jamais su ça. L’adolescente a donc été exposée les deux mains sur l’abdomen, dans sa robe de bal, puisque c’était la remise des diplômes la semaine qui suivait, et un oreiller sur la tête pour cacher les séquelles.

Après l’enterrement, sa mère s’est mise à faire des cauchemars. Elle rêvait de sa fille en train de lui courir après, un oreiller dans les mains. Elle se réveillait toutes les nuits, le souffle coupé. Elle s’est fait diagnostiquer de l’apnée du sommeil post-traumatique. C’est là que j’ai compris qu’on a un pouvoir un peu plus psychologique que ce qu’on pense. »

Cet événement a été le « coup de pied au cul » nécessaire pour que le thanatologue aille se former aux États-Unis, en chirurgie reconstructive, pour répondre aux besoins des familles de pouvoir regarder un défunt pour lui dire adieu.

Personnel autorisé seulement

Sur la porte qui sépare la salle d’exposition du laboratoire, une simple affiche: personnel autorisé seulement. Là, six tables, dont trois flambant neuves, accueillent les dépouilles en attente des soins prodigués par l’équipe de thanatopracteurs.

Une équipe de sept au total qui, en partie, présente le jour de la visite, attendait la fin de cette dernière pour reprendre le travail. C’est que pour nous recevoir, les corps avaient été déplacés dans la salle réfrigérée.

La pièce en question, située à quelques pas à gauche de l’entrée du laboratoire, peut accueillir une centaine de dépouilles, en attente de soin de thanatopraxie. En haut à droite de la porte, le tableau des priorités. À la lecture, on sait qui est décédé de quoi et quand. «Selon l’état de décomposition de la personne, un algorithme détermine les priorités des soins à prodiguer.» Il y a également les corps non réclamés, ceux qui seront transportés au crématorium, etc.

Dans tous les cas, les thanatopracteurs sont là pour prendre soin des familles des défunts. Ce qui inclut de les écouter et de répondre parfois à certaines de leurs demandes : « Je me souviens d’un mari dont sa femme décédée souffrait d’obésité morbide de son vivant. Elle n’avait pas eu le temps de recevoir sa chirurgie bariatrique et de réduction de la masse graisseuse. Mais elle y tenait tellement, que son mari avait signé une décharge pour que l’on pratique une chirurgie. Aussi pour que la dame puisse entrer dans un cercueil de taille conventionnelle. »

Comme le dit M. Fugère, il n’y a jamais de redondance dans ce métier.

Bureau du thanatopracteur

PHOTOS ATHOS SERVICES COMMÉMORATIFS

La clef d’un embaumement

L’état de la dépouille; c’est ce qui va orienter le type de produits utilisés, les soins donnés, le temps passé à la préparation d’un corps. S’il faut en moyenne quatre heures pour préparer une personne décédée, l’embaumement d’une dépouille au destin tragique peut en durer des dizaines.

Les embaumeurs travaillent à partir de photos de la personne décédée afin de lui rendre son apparence la plus naturelle possible. D’ailleurs, les familles demandent souvent à ce que peu de maquillage soit utilisé.

Concrètement: « On va choisir une solution artérielle selon la coloration qu’on veut donner à la personne, explique le thanatologue en chef. Ces produits peuvent maintenir, donner ou encore retirer l’hydratation du corps. Injectés par voie artérielle, ils remplacent le sang qui sera drainé.» Une étape importante de la procédure: «Quand le formaldéhyde est en contact avec le fer, un grisonnement postthanatopraxie a tendance à s’installer. Donc, certaines personnes qui tombent grises, c’est parce que les corps n’ont pas été assez rincés. »

En moyenne, ce sont 4 litres de solution de formaldéhyde utilisées par tranche de 50 livres. Soit 12 litres pour une personne de 150 livres.

« Cette solution stabilise le corps et sa coloration pour une durée de 10 à 20 ans, selon le lieu d’inhumation, détaille l’expert. Chaque protéine a un acide aminé avec une tête, le NH3. Le NH3, c’est ce qui entre en contact avec le formaldéhyde qui va faire coaguler la protéine. Un peu comme on prend un œuf qu’on met à la chaleur et qui devient dur. C’est ce qu’on fait avec les corps. »

D’un point de vue environnemental, le formaldéhyde est considéré comme un composé organique volatil (COV). On le retrouve, entre autres, enduit sur les fibres des tapis d’intérieur. « L’odeur du tapis neuf? C’est entre autres ça, dit le thanatologue. C’est ce qui permet à la fibre de remonter après qu’on ait piétiné dessus », illustre M. Fugère.

Mais en contact avec le corps, il se transforme en carbone.

Au-delà des familles, la Loi

« La loi exige d’attendre six heures après le décès avant de pratiquer tout acte de thanatopraxie», explique l’expert. Et 48 heures après le décès, s’il n’y a pas d’identification, donc d’exposition du corps, on peut procéder à la crémation du défunt «et dire au revoir ».

Un laps de temps en fait très court dans nos sociétés où la cadence de vie et la mobilité sont accrues. « Il faudrait que le délai légal soit d’une semaine, avance le thanatologue. Parce qu’il y a des amis, des parents, des voisins de palier à prévenir de la mort de quelqu’un. Certains sont en vacances, à l’étranger, en déplacement, injoignables pendant deux jours… »

Personne n’est obligé de se faire embaumer même pour l’exposition d’un corps. « La Loi dit que je peux exposer une dépouille, deux fois trois heures avec une réfrigération de trois heures entre les deux. Tout ça, à l’intérieur de 48 heures. », vulgarise M. Fugère.

Par contre, certaines situations l’imposent. C’est le cas d’un transport aérien. « Les compagnies aériennes nous demandent l’embaumement, pour contrer les effets de la pression sur le corps, par exemple. » En général, tout le monde accepte, même quand la tradition ne le veut pas. « J’ai déjà fait une exception en envoyant un corps sur de la glace », raconte d’ailleurs le thanatologue.

Où va le sang drainé?

Dans les égouts, tout simplement. « En Europe, tout est récupéré, et traité avec les déchets biomédicaux, explique l’expert. Mais au Québec, les études disent que compte tenu du lavage que l’on fait et tout ce que contient le produit de drainage, le risque bactérien est tellement minime qu’il n’est même pas considéré. »

Funérailles juives

ZOLTAN TASI FTUJSO PYEK | UNSPLASH

Autres traditions

Traditionnellement, les juifs et les musulmans enterrent leurs morts dans les 24 heures qui suivent le décès; une toilette purificatrice est alors réalisée et le corps est enveloppé dans un linceul blanc. L’embaumement n’est par ailleurs pas une pratique traditionnelle.

 

 

 

« J’ai tellement vu de drames, d’infanticides, de féminicides… L’humain est rempli de beauté, mais il est capable du pire aussi. »

– Pierre-Maxime Fugère

La cruauté de la vie

S’il a trouvé des moyens de «digérer» certaines tragédies, il n’en reste pas moins qu’on ne s’habitue jamais à la cruauté de la vie. Alors le thanatologue et son équipe font de leur mieux « pour produire un événement thérapeutique pour les familles, qui, trop souvent, sont des parents qui enterrent leur enfant », de l’expérience de l’expert chef.

Comment gère-t-il cela? Parfois difficilement: « J’ai trois couronnes qui remplacent mes dents que j’ai cassées à force de les serrer pendant les rituels ou la souffrance des gens est telle qu’on se casse quelque chose. »

Rien de surprenant au vu de son expérience: « J’ai tellement vu de drames, d’infanticides, de féminicides… L’humain est rempli de beauté, mais il est capable du pire aussi.» Il se rappelle encore cette jeune femme sri lankaise de 21 ans battue et presque entièrement décapitée par son mari. «C’est moi qui me suis occupé de cette femme. Elle était tellement magnifique sur les photos. » Et méconnaissable sur la table du laboratoire. «J’aurais voulu montrer au juge le résultat de mon travail pour aider à ce que justice soit faite» dit ce dernier, encore meurtri par la suspensions des procédures criminelles intentées contre le mari de cette jeune femme, qui a invoqué l’arrêt Jordan.

Le 6 juillet 2017, on apprenait par La Presse que « L’homme accusé du meurtre non prémédité de sa femme et qui n’a pas eu à subir son procès en raison de l’arrêt Jordan, Sivaloganathan Thanabalasingam, a été expulsé du Canada au Sri Lanka, son pays d’origine. »

En temps de Covid comme à la guerre

Le dernier coup dur en date, c’est la Covid. « Les militaires sont préparés à la guerre et quand ils reviennent, c’est comme s’ils avaient laissé une partie d’eux là-bas, dit-on? Pour moi, c’est pareil. »

Le choc a été le volume de morts à traiter. « Il en rentrait 35 à 50 par jour ». Et le pire du pire était « l’incapacité de pouvoir offrir aux familles un rituel d’adieux significatif. » Pourquoi? Parce qu’une ligne de la Loi sur les activités funéraires l’empêchait, pour cause de pandémie.

Une interdiction unique au Québec, précise M. Fugère, qui a constaté beaucoup de traumatismes et de dépressions. Car pour entamer son deuil, et en respecter ses étapes, « il faut le voir pour le croire, le corps du proche décédé. »

« Les gens sont morts seuls dans des CHSLD, dans les RPA et les gens vivants, eux se sentent coupables de ne pas avoir été là. »

Normalement, la culpabilité s’exprime aux funérailles. Les gens s’excusent devant le corps, ils le touchent. Si mononc’ est là, on lui parle. À mononc’ incestueux aussi, on peut enfin lui dire ce qu’on pense.

C’est ce qui tient M. Fugère dans son rôle de thanatologue. Une forme d’activisme au profit des survivants. En fait, « le plus beau métier du monde », conclut-il.

Vous venez de lire l’article qui se mérite une mention honorable dans la catégorie « Portrait » des Prix du magazine canadien National Media Awards Foundation dans l’édition du 1er novembre 2023. Pour lire l’édition intégrale, procurez-vous le numéro de L’Itinéraire auprès de votre camelot ou abonnez-vous au magazine numérique.