« Je ne veux pas mourir à l’hôpital », me dit-il avec une très grande difficulté à respirer, crachant ses poumons à en fendre l’âme. Il n’y a rien a faire, sa décision est prise. L’homme de 90 ans est très têtu et ne fait pas confiance au système de santé. Il a bien ses raisons. Pourquoi cette peur viscérale des hôpitaux ?

De mon côté, je veux l’aider. Lui, il m’a beaucoup encouragée à arrêter de boire en 2010. Je serai donc discrète sur son identité. Pour les besoins de la cause, on l’appellera Monsieur D.

Modèle 1932

M. D, c’est un homme de son époque, un modèle 1932, qui souffre en silence et qui n’accepte l’aide de personne. C’était au début octobre, mon vieil ami n’allait pas bien du tout. Il a donc accepté d’aller rencontrer mon ORL, en clinique.

Par chance, j’ai une spécialiste qui me suis depuis longtemps. Elle a accepté de le voir en urgence, la journée même, lorsque je lui ai parlé de ses difficultés à respirer et de ses crachats jaunâtres. Elle nous a dit que ce n’était pas la gorge le problème et nous a plutôt référés à un pneumologue. Voyant la date du rendez-vous, assez éloignée, j’essaie de trouver un moyen pour qu’on l’aide plus rapidement. J’ai quand même réussi à le faire voir par ma généraliste, qui lui a fait passer une radiographie en clinique. Pas à l’hôpital, parce qu’il a une peur bleue des hôpitaux.

Anti-médication

D’heure en heure, on réussit à discuter un peu, même si ça lui prend tout son petit change pour me dire quelques phrases. Parler et respirer en même temps lui demandent un effort colossal.

Il en vient aux confidences en m’avouant ses craintes face aux médicaments. Il a peur qu’en entrant à l’hôpital, on lui administre de la morphine et qu’il meurt, comme ceux qui ont succombé à la COVID-19. Il dit: « Je n’ai pas de famille pour veiller sur moi, mon fils ne me parle plus, je sais ce qui se passe dans ce temps-là… ». Au vue de son âge, il a peur que le système médical ne lui porte pas l’attention qu’il mérite et qu’on l’aide à mourir plus rapidement.

Il ajoute qu’il ne veut pas se sentir gelé car pour lui, les sédatifs, les anti-douleurs et autres pilules sont des drogues légales, lui qui ne consomme plus depuis longtemps. Il s’emporte rapidement quand on parle de médicaments qui pourraient affecter sa capacité à prendre des décisions. Il me répète qu’il est sobre et compte le rester jusqu’à ce que Dieu décide que son heure est venue.

Les antécédents criminels

Il y a aussi son passé. Accusé à tort d’un crime grave à l’âge de 17 ans, il a une amertume contre tous les systèmes gouvernementaux. Il affirme que la justice lui a causé un genre de traumatisme à l’époque. Son père avait des relations politiques ainsi qu’un excellent avocat. On l’avait mis en détention jusqu’au procès. Dans ces années-là, il arrivait que certaines affaires soient étouffées, dit-il, et que les présumés criminels puissent être abattus sous prétexte d’avoir tenté de s’échapper.

Heureusement, la défense a fini par démontrer hors de tout doute qu’il n’était pas sur les lieux du crime au moment des faits. Il s’en est tiré indemne, mais amer face au système de justice. Depuis, il est resté muet sur son passé. Ce n’est que jusqu’à sa mort imminente qu’il a commencé à se dévoiler à moi.

« Un inventaire moral et minutieux de soi-même doit être fait lorsqu’on est prêt à affronter les démons du passé, mais surtout, il est primordial de le faire avant de mourir si on veut partir en paix. »

– Monsieur D

Dernières volontés

Pour ma part, je dois appliquer ce qu’il m’a transmis: « Vivre et laisser vivre ». Je lui dois le respect, car il est comme un père, un modèle de résilience pour moi. Je l’ai connu en 2010 alors que je rechutais dans l’alcool tous les mois. Il m’a amené doucement vers une certaine spiritualité et je me sens remplie de gratitude envers lui aujourd’hui.

Le généraliste a conclu à une pneumonie. Il lui a prescrit des pompes et des antibiotiques. Il a finalement accepté de prendre des médicaments après trois jours de négociations. Il prend du mieux, mais n’est pas sorti du bois et refuse toujours d’aller à l’hôpital.

C’est son choix. Il mourra donc chez lui sans tube dans la gorge, sans oxygène. Je respecte sa décision. Avec ces années de sobriété passées à ses côtés, j’ai compris que les dernières volontés sont importantes — de son vivant et non après sa mort.

Vous venez de lire un texte de l’édition de L’Itinéraire du 15 novembre 2022.