Après 25 ans à commenter la circulation au micro de Radio-Canada, on peut dire qu’Yves Desautels connaît les routes de Montréal par cœur. Au fil des ans, le sympathique chroniqueur radio a été témoin d’une détérioration du transport routier dans la région métropolitaine.

Les jours se suivent et se ressemblent. Encore un matin à allumer la radio et à entendre la même voix reconnaissable qui annonce une autre heure de pointe difficile à Montréal. On l’appelle Monsieur Circulation et ça fait 25 ans que, matin et soir, Yves Desautels se lance dans le trafic à bord de sa petite camionnette à l’effigie de Radio-Canada. Une partie de l’équipe de la rédaction de L’Itinéraire est montée à bord du « hérisson » – son véhicule affublé de plusieurs antennes – pour parler d’embouteillage, de comportements routiers, d’accidents et de politique avec l’homme de la circulation.

Auditeurs

Le rendez-vous est à 14h45, avant le début de l’émission du retour le 15-18 animée par Annie Desrochers. Dans l’édifice de Radio-Canada, Yves Desautels, qui est connu comme Barabbas dans la passion – c’est lui qui le dit – se rend au Studio 1, où il débute sa journée avant de monter à bord de sa camionnette.

Sa première intervention au micro faite, il n’a pas mis un pied dans la voiture que le téléphone sonne. Un premier auditeur appelle : « Je vis sur la rue Marquette coin Gilford depuis 35 ans. C’est pire que pire Yves, ça n’a pas de sens. Mes petits-enfants jouent dans la ruelle en arrière et on doit mettre des cônes oranges puisque plusieurs autos empruntent les ruelles pour éviter les rues fermées. C’est beau les changements de sens, mais ce n’est plus sécuritaire dans les ruelles ».

Yves Desautels est authentique avec chacun de ses auditeurs. D’ailleurs, il ne se prive pas d’exprimer son désarroi à l’égard de l’administration municipale en ce qui a trait au transport routier, de plus en plus difficile, selon lui. « C’est ça le problème, rétorque-t-il à l’auditeur. On dirait que dans la tête des élus, il n’y a pas de plan. On dirait qu’on y va à l’œil, à la bonne franquette. Ils font des trous à gauche, à droite. Les gens qui aimaient venir sur le Plateau, sur Saint-Denis, ne viennent plus. C’est quoi votre nom? Merci Gilles. »

Il raccroche et poursuit la discussion: « Tout ce qu’il m’a dit, je le savais déjà, mais peut-être qu’il est content de se sentir écouté. Il a probablement l’impression que la Ville n’entend pas ses préoccupations. Je prends le temps, généralement. Ce n’est pas long quand on m’appelle pour signaler un blocage. Mais quand c’est un commentaire, comme celui de Gilles, habituellement je coupe ça vite parce que je n’ai pas le choix. Là j’ai pris le temps, parce que c’est un nouvel auditeur. »

Yves Desautels reconnaît qu’il fait un peu dans l’intervention sociale, surtout au tout début de la pandémie, lorsque Radio-Canada continuait de l’envoyer dans la circulation alors que tout était désert. « C’était rassurant pour les auditeurs d’entendre ma voix, explique-t-il. J’ai reçu plusieurs commentaires du genre : “Merci M. Desautels d’être là en ce moment, ça m’apaise”. »

Dans la voiture, ses auditeurs les plus fidèles, devenus des amis avec les années, tenteront d’appeler sur son cellulaire personnel si le numéro réservé au public ne décroche pas. En passant derrière l’ancienne tour de Radio-Canada, Yves Desautels s’arrêtera devant une ancienne brasserie, La Mère Clavet, où il se remémorera le temps où il se rassemblait le midi pour manger avec ses auditeurs.

Seul de son clan Dans le «hérisson» règne un chaos organisé. Un CB, qui jadis servait à communiquer avec Transport Québec en temps réel, un cahier de notes noirci d’une écriture illisible, deux cellulaires, dont un qui sert à visionner les caméras du 511 – une application du gouvernement – qui pointe vers les grandes artères névralgiques. En bruit de fond, c’est le 530 AM qu’on entend, un poste dédié uniquement à la circulation.

« Au 530 AM, ils font ça à temps plein, dit Yves Desautels. Souvent ils ont des trucs que je ne vois pas. Mais je suis le seul des analystes et chroniqueurs en circulation qui est sur la route. Je n’ai pas besoin d’être dans la circulation pour la commenter, mais ça rend la chose plus dynamique, les auditeurs apprécient. Il faut dire que quand j’ai remplacé Roger Laroche, qui a fait ça pendant 20 ans à Radio-Canada, il n’y en a pas beaucoup qui ont levé la main pour faire cette job-là. Ce sont des shifts coupés, matin et soir. »

Mais l’essoufflement se fait sentir et la retraite approche pour lui: « Je commence à être tanné. C’est rendu tellement pénible la circulation. Et la communauté que j’ai créée avec les années s’effrite, les gens ont des applications, des GPS, ça les rend plus autonomes et je me sens moins utile. »

Les pires rues

L’état des routes se détériore et les travaux pour y remédier n’aident en rien à la fluidité, surtout pendant la période estivale. Pour Yves Desautels, la pire rue du moment, et depuis plusieurs années lorsque le beau temps arrive, c’est sans équivoque la rue Sherbrooke autour de Papineau, celle qui vous engage dans la voie pour prendre le pont Jacques-Cartier.

« On va y aller pour constater que c’est le bordel et que c’est toujours bloqué solide. Ceux qui arrivent d’Iberville et de Frontenac se battent pour tourner sur Sherbrooke, et il y a beaucoup d’interblocage. C’est 30-40 minutes minimum pour se rendre sur le pont. Même chose vers l’est depuis Atateken », explique Yves Desautels avant de poursuivre passionnément: « Ils ont beau rajouter une voie, il y a tout simplement trop de monde, et la Ville procède à des changements sans trop penser, toujours en réaction à certains événements tragiques. » Il fait ici référence à la triste mort de la petite Mariia Legenkovksa, 7 ans, qui s’est fait frapper avant Noël, en pleine heure de pointe, sur une rue secondaire empruntée par un chauffeur impatient. La Ville a réagi en changeant, entre autres, le sens des rues Fullum et Parthenais.

Les abords du pont Jacques-Cartier sont la plupart du temps congestionnés, incitant ainsi plusieurs automobilistes à utiliser des rues résidentielles. « C’était la logique de [Luc] Ferrandez quand il était sur le Plateau, se souvient Yves Desautels. Trop de gens utilisaient des petites rues, des ruelles, pour sauver du temps dans le trafic. C’est la raison pour laquelle il s’est attaqué à la voiture et que le Plateau est difficile d’accès pour les gens pressés. C’est pas mauvais, mais là on est rendu à un stade où pour quitter le centre-ville et monter au nord, par exemple, il reste presque juste la rue Saint-Denis et De Lorimier, mais elles ne sont pas fluides du tout », lance-t-il.

CôneL’interblocage, c’est quoi ?

L’interblocage est le fait pour un automobiliste de passer le feu de circulation tardivement alors qu’il n’a pas l’espace suffisant pour dégager la voie à temps pour laisser passer les voitures qui arrivent dans la voie perpendiculaire. L’interblocage est régi par un règlement au code de la sécurité routière et est passible d’une amende allant de 110$ à 320$.

Des voitures plus grosses et plus nombreuses

Selon les derniers chiffres de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ), l’année de référence entre décembre 2018 et décembre 2019 démontre que le nombre de véhicules de promenade en circulation est passé de 1,096 million à 1,098 million sur le territoire de la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM). Une augmentation de 23000 véhicules sur les routes.

Ce sont 44000 nouveaux véhicules de type camions légers (VUS, fourgonnette, etc.) qui se sont ajoutés sur les routes alors que 20500 automobiles se sont soustraites du nombre de la CMM.

Toujours selon la CMM, 9 municipalités sur 10 présentant la plus forte proportion de véhicules électriques se trouvent dans la région métropolitaine. Une solution à l’émission de GES, mais pas à la place qu’occupent l’automobile et nos routes dans l’espace urbain.

Embouteillages et étalement urbain

Question existentielle pour Monsieur Circulation: pourquoi les embouteillages? La réponse vient spontanément. En 20 ans, le nombre de véhicules a quadruplé, constate-t-il. « Plusieurs facteurs expliquent que ça continue d’augmenter. Les gens vivent en banlieue, toujours plus loin, et se ramassent avec deux, même trois autos par famille. Les transports en commun ne sont pas efficaces et incitatifs, explique-t-il. Il faut dire qu’avec la pandémie, on est revenu à l’auto en force. C’est un retour à la case départ. »

Pour lui, une des raisons contextuelles est aussi le prix des logements qui poussent les plus jeunes désirant accéder à la propriété à aller toujours plus loin des grands centres pour trouver un toit à la hauteur de leurs moyens : « Blainville, Mirabel, même Saint-Sauveur, c’est plein à craquer, et il n’y a pas de nouveaux ponts. Sur la 15, tu as beau avoir quatre voies, à un moment donné, tu dois revenir à moins de voies, et le besoin se fait sentir toujours plus loin. »

Alors que nous sommes en pleine saison des vacances, Yves Desautels est plus relax. Pour lui, les pires mois de l’année, mai et juin, viennent de passer. Une tendance qu’il observe année après année.

Camionneurs

Alors que la camionnette radio-canadienne est bien prise dans le trafic sur la rue Notre-Dame, le téléphone sonne: « Salut Yves, c’est Yves, camionneur. La 30 direction est vers la 20 c’est bumper à bumper, un vrai stationnement. »

Jovialement découragé, il engage la conversation pour valider ses intuitions sur les formations écourtées dans l’industrie du camionnage, laquelle vit durement la pénurie de main-d’œuvre qui sévit au pays. L’auditeur vient le confirmer par son histoire personnelle: « J’étais dans un tout autre domaine. Mon cours a duré trois mois. Quand j’ai terminé, j’ai été embauché tout de suite, le 28 mars. Le 1er avril, je partais pour l’île de Vancouver. Je fais 70-75 heures semaine, mais je pourrais en faire plus tellement il manque de monde. Je ne veux plus aller à Montréal, c’est l’enfer, et comme il manque tellement de monde dans le secteur, j’ai le choix de mes itinéraires. »

Même si la ville de Montréal représente un cauchemar pour beaucoup de travailleurs routiers, la cohabitation s’applique aussi même sur les autoroutes. D’ailleurs, le plus grand conseil qu’Yves le camionneur veut lancer aux gens qui seront sur la route pendant les vacances : « Ne restez pas à côté de nous sur le cruise control, lâchez le régulateur de vitesse et accélérez. Il y en a qui prennent une demi-heure pour me dépasser, ça n’a pas d’allure. On finit par les oublier qu’ils sont à côté de nous. C’est dangereux. Le truc pour rester en vie: accélérer! »

Dédramatiser

Même s’il est dans les émissions «sérieuses» d’information du matin et du soir, Yves Desautels est dans une case à part. À l’entendre sur les ondes de Radio-Canada, on devient vite familier et complice de cette voix constante. Quand on lui demande s’il aime ça que son équipe le taquine parfois en ondes, il n’hésite pas une seconde: « Il faut dédramatiser la vie un peu, ce sont souvent des sujets lourds. J’aime me prêter à des situations cocasses, comme la fois où j’étais dans l’auto avec ma collègue Véronique et que je suis descendu à un feu rouge pour aller balayer la voiture d’un inconnu qui ressemblait à un igloo à l’intersection. »

Selon ses dires, après 45 ans à Radio-Canada et 25 ans comme touriste de la circulation, Yves Desautels est le seul qui ne fait pas l’objet de critiques de la part des auditeurs lorsqu’ils sont sondés quand la société d’État organise des groupes de discussion. Deux heures passées dans son bureau roulant le confirment.

Vous venez de lire un extrait de l’édition du 15 juillet 2023. Pour lire l’édition intégrale, procurez-vous le numéro de L’Itinéraire auprès de votre camelot ou abonnez-vous au magazine numérique.